De la numérisation des journaux

De la numérisation des journaux

Mon institution, la Bibliothèque de Genève, vient de mettre en ligne une partie de La Tribune de Genève. C’est le premier pas vers une offre plus étoffée. Convertir des millions de pages sous forme numérique est une nécessité parce que c’est ainsi que l’on accède désormais aux archives des journaux, mais cette opération est tout sauf anodine.

En 1918, la grippe espagnole impose des mesures proches de celles que nous connaissons aujourd’hui. Un renseignement parmi d’autres que nous fournit la presse ancienne numérisée (Tribune de Genève 18.10.1918).

La « magie » du numérique et de son accès, le nombre quasiment illimité de pages à disposition, font facilement perdre de vue que le processus pour produire ces documents est d’abord matériel. Comme on finit par oublier que le pain acheté au supermarché, banal par sa familiarité et son abondance, est le résultat d’une complexe chaîne de production qui débute par des semailles.

Il s’agit d’abord d’une prouesse logistique: il faut vérifier les collections des bibliothèques, contrôler qu’elles soient complètes et aptes à être numérisées. On remercie au passage la chaîne de collègues qui, pendant des générations, les ont constituées. La continuité historique d’une mission de collecte donne toute sa valeur aux institutions patrimoniales.

Ensuite il faut envisager le processus de numérisation: l’externalisation est généralement la solution la plus avantageuse, car un tel volume de pages ne peut être traité que par des entreprises spécialisées. Cela implique de pouvoir déplacer de très grandes quantités de volumes.

Le transport doit être préparé, et nécessite un constat d’état précis. Il s’agit en effet d’ensembles patrimoniaux rares: il n’existe en général que 2 ou 3 collections complètes. Des tonnes de papier sont ainsi massivement déplacées, alors qu’auparavant les publications ne quittaient leur lieu de dépôt que sporadiquement, pour être consultées en salle de lecture, sans sortir du bâtiment.

Après la numérisation, les volumes reviennent et il faut les replacer en rayon.

Une gamme de traitements

Une fois converties en pixels, les pages des journaux subissent encore plusieurs transformations.

Il faut s’assurer de la qualité de la numérisation, faire des vérifications à l’écran, afin de s’assurer de la complétude de l’information.

Ensuite, les données obtenues doivent être traitées. On parle alors de structuration ou de segmentation. C’est un peu une sorte de « reverse engineering »: à partir d’une image qui n’est encore qu’un amas de pixels, on reconstruit la logique du journal: on identifie le bandeau de titre, les colonnes, les blocs formant un article, une illustration, une publicité… et bien sûr le texte lui-même. A l’heure actuelle ces traitements sont semi-automatiques, c’est-à-dire que des armées d’opérateur.trice.s doivent vérifier patiemment les métadonnées de toutes les pages scannées.

Enfin, toutes ces informations, données et métadonnées, sont chargées sur un serveur, puis indexées, ce qui permettra de les offrir au public, ou à de nouvelles exploitations informatiques grâce au « data mining ».

Le poids du virtuel

Le torrent numérique qui défile sur nos écrans nous le fait souvent oublier: un serveur est fragile; les données peuvent s’altérer. Saura-t-on les conserver? L’archivage numérique est désormais un thème bien étudié et des normes existent depuis de nombreuses années. Elles sont cependant exigeantes et coûteuses, difficiles à respecter totalement. Est-ce que cela met en cause la pérennité de ces réalisations numériques?

Pas nécessairement. Osons une comparaison avec le papier. Il y a cent ou deux cents ans, les locaux des bibliothèques n’avaient pas de climatisation contrôlée, n’étaient pas comme aujourd’hui protégés contre les dégâts d’eau, les incendies ou encore le vol. Pour autant, une bonne partie de notre patrimoine nous est parvenu, grâce à des mesures simples : la reliure protège les feuilles et évite qu’elles ne se dispersent et se perdent. Cela peut faire sourire, mais dans l’ensemble cela a plutôt bien fonctionné.

Nous en sommes peut-être à un même stade aujourd’hui avec le numérique. Nos dispositifs sont peut-être insuffisants, et nous serons vraisemblablement considérés comme inconscients par nos successeurs. Ce qui n’empêchera pas, nous l’espérons, à la plupart de nos numérisations de traverser le temps.

Des pratiques culturelles sous la loupe

Des pratiques culturelles sous la loupe

Festival La Roque d'Anthéron 2020

Festival de piano de la Roque d’Anthéron, août 2020. Les enfants du baby boom forment l’essentiel du public de la musique classique.

Ce mois de juillet est parue la dernière enquête sur les pratiques culturelles en France, conduite en 2018.

La rareté de cette enquête – une par décennie environ –, la profondeur du champ couvert et la cohérence de cette série dont la première livraison remonte à 1973 en fait une lecture très attendue. Chaque nouvelle sortie permet de dessiner avec un peu plus de précision ces pratiques et leur évolution des pratiques.

On a donc tout particulièrement guetté cette dernière mouture, celle de la deuxième décennie de ce siècle, tout à la hâte de mesurer les effets de la numérisation de la culture.

La lecture de l’analyse des résultats par les sociologues Philippe Lombardo et Loup Wolff (un nom qui ne s’invente pas)[1] ne nous a pas déçue à cet égard: elle est tout simplement passionnante.

Principaux enseignements

Deux résultats nous paraissent particulièrement éclairants.

D’abord l’étude vérifie que le numérique joue un rôle déterminant sur les pratiques culturelles.

Ensuite la génération du baby-boom, que l’on peut suivre depuis les années 1970, n’a jamais cessé d’être une insatiable consommatrice de culture. Aucune des générations suivantes n’a une pratique aussi intensive, ce qui peut inciter à nourrir quelques craintes pour l’avenir de certaines industries culturelles.

Voyons d’un peu plus près ce que cela signifie pour les pratiques culturelles de l’écrit, évoquées dans les questions consacrées à la lecture, aux bibliothèques, ainsi qu’à la presse.

La lecture

La lecture est probablement l’exception qui confirme la règle: c’est le secteur culturel dont la pratique a le moins été influencée par le numérique. Je souligne à dessein ce terme, car le numérique a très tôt affecté le processus de production des livres. Cette dualité, abondamment explorée dans d’autres billets de blogs, a fait que la lecture numérique tarde toujours à s’épanouir, et que nombre d’entreprises s’y sont cassé les dents.

C’est le cas du livre électronique de Cytale. Cette aventure entrepreneuriale française au tournant du 21e siècle a été un échec, car les dirigeants de Cytale étaient aveuglés par leurs propres convictions. Le PDG Olivier Pujol s’enthousiasmait qu’avec ce dispositif léger et peu encombrant, il pouvait “avoir dans sa main tout le savoir, consultable “n’importe où, n’importe comment, n’importe quand”, lire des données censées être inaltérables, moins précaires que les 40’000 rouleaux de la bibliothèque d’Alexandrie incendiés par César…”[2]. Quand on compare les conditions techniques de l’an 2000 avec celles de 2020, on se dit rétrospectivement que l’échec était prévisible. Mais pourquoi le succès est-il toujours si mitigé, alors même que les PME ont laissé la place au géant Amazon?

C’est là que l’étude de Lombardo et Wolff donne peut-être des éléments de réponse, qui sont tout simplement générationnels: le pourcentage de lecteurs assidus (20 livres et plus) a diminué très régulièrement, passant de 28% en 1973 à seulement 15% en 2018. Et c’est dans les générations du baby-boom que la lecture résiste le mieux, voire même se stabilise. Ce sont d’ailleurs ces classes d’âge qui s’approprient le plus volontiers les liseuses, dédiées aux ebooks. Les plus jeunes ne voient guère d’attrait dans ce dispositif “mono-tâche”.

La féminisation

L’univers du livre et de la lecture est toujours plus féminin. On le voit dans les professions qui lui sont liées: bibliothèques, maisons d’édition, mais aussi enseignement. Et selon une étude québécoise récente, les maisons d’édition ont reçu en 2018 autant de manuscrits signés par des hommes que par des femmes[3].

Quant aux lectrices, elles dominent largement les lecteurs, avec un écart qui se creuse au fil du temps pour devenir même abyssal: en 2018 elles sont quasiment deux fois plus nombreuses dans la catégorie “lecture assidue” (19%) que leurs homologues masculins (10%)! Alors qu’en 1973, les hommes sont encore de plus gros lecteurs que les femmes… Il serait intéressant de comprendre pourquoi les hommes se sont détachés aussi rapidement de la lecture et si la féminisation de cet univers a contribué à lui faire perdre son attrait, voire à l’associer à une pratique non virile.

La fréquentation des bibliothèques reflète cette féminisation. Suite à une politique très volontariste de développement de la lecture publique en France (l’essor des “médiathèques”) dans les années 1980-1990, le lectorat s’est développé, avant de se tasser au 21e siècle. Or les femmes ont toujours fréquenté ces institutions davantage que les hommes, ceci dans des proportions assez nettes.

Et pour la Suisse?

De l’autre côté du Jura, il n’existe sur la durée pas d’enquête d’ensemble aussi approfondie et homogène. En revanche on y trouve des études régionales, parfois très pointues. Nous avons déjà évoqué dans ce blog la vaste enquête sur le public des bibliothèques de la Ville de Genève[4]. Les musées municipaux publient également chaque année un rapport au sujet de leur fréquentation sous le titre Connaissance des publics. L’Université de Lausanne a conduit une recherche sociologique particulièrement documentée sur Les publics de la culture à Lausanne menée en 2018.

Les Romands ont tendance à se prévaloir d’une forme d'”exception culturelle”: consommation importante, qu’il s’agisse de sorties, de musées ou d’achat de livres, portée par une offre abondante. Mais il ne fait aucun doute que les mêmes déterminants qu’en France y sont à l’œuvre. La transformation des sociétés, notamment par le biais du numérique, est une lame de fond qui fait fi des frontières et des particularismes. On retrouve dans ces études la surreprésentation des femmes et des baby-boomers…

Usage des médias

Ce parallélisme des pratiques françaises et helvétiques se vérifie également pour les médias d’information. Un article du Temps[5] relayait la publication de l’étude du Monitoring médias Suisse, menée en 2019 par l’Office fédéral de la communication. L’influence des réseaux sociaux sur la formation de l’opinion est encore moindre que la télévision, mais elle gagne nettement en importance, surtout parmi les jeunes. Pas de quoi étonner le sociologue du numérique Olivier Glassey pour qui ces résultats “mettent en lumière des trajectoires de vie, avec des cultures médiatique et technique qui accompagnent chaque classe d’âge. Si les personnes plus âgées se diversifient dans leur manière de s’informer, par exemple, elles n’abandonnent pas les médias qu’elles utilisent depuis de nombreuses années.”

L’étude française fait part exactement du même (et triste) constat: diversification des pratiques d’information chez les seniors, qui se sont appropriés la télé, le web, les réseaux sociaux, mais concentration chez les plus jeunes qui dédaignent les instruments de leurs aînés…

[1] Cinquante ans de pratiques culturelles en France, France. Ministère de la culture, 2020. <https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-synthese/Culture-etudes-2007-2020/Cinquante-ans-de-pratiques-culturelles-en-France-CE-2020-2>

[2] Dominique Nauroy. L’échec du livre électronique de Cytale au prisme des processus de traduction. Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2007

[3] Charlotte Comtois. Quelle place pour les femmes dans le champ littéraire et dans le monde du livre au Québec? Montréal, Uneq, 2019. <https://www.uneq.qc.ca/wp-content/uploads/2019/11/Rapport_Egalite%CC%81-hommes-femmes_novembre2019.pdf>

[4] Librairies et bibliothèques, un destin identique?

[5] Le Temps, 29.09.2020, <https://www.letemps.ch/suisse/romands-cedent-davantage-chant-sirenes-reseaux-sociaux>

Crise et gratuité

Crise et gratuité

La crise soudaine met à mal de larges pans de nos économies. L’édition n’y échappe pas. C’est pourquoi il semble un peu paradoxal que les actions en faveur de la gratuité des contenus aient fleuri dans tous les secteurs de la branche:

  1. Conscient de l’importance d’une information de qualité accessible, des journaux comme Le Temps ou Heidi News mettent en ligne de nombreux articles gratuits concernant le virus.
  2. On trouve également des éditeurs qui dans une démarche citoyenne et en raison de la difficulté de se procurer des livres, offrent en téléchargement libre un choix de titres. C’est plutôt le cas de petites structures, comme les Editions Agone spécialisées en politique et sciences sociales ou les Editions des Sables à Genève, mais également de grandes maisons comme Gallimard qui libère de courts textes de sa série “Tracts”.
  3. Même les grands éditeurs scientifiques internationaux, seul segment ultra-profitable de la branche, ont décidé de permettre l’accès gratuit à la littérature en virologie, mais aussi dans d’autres domaines, afin d’aider les chercheurs confinés à la maison et privés des accès professionnels dont ils disposent au bureau[1].

Bien sûr, ces mesures sont exceptionnelles, dans une situation qui ne l’est pas moins. C’est probablement pour cela qu’elles sont mises en place: elles ne dureront que le temps de la pandémie, car à long terme elles seraient suicidaires, mais elles auront peut-être permis de capter l’attention de façon durable.

Pour autant, cette gratuité, même temporaire, révèle les fortes tensions que le prix du livre numérique a toujours suscité. Au-delà de la démarche vertueuse, offrir la gratuité est peut-être aussi reconnaître que l’ebook ne mérite pas son prix habituel, car l’amateur sait très bien que son coût de fabrication, contrairement celui de l’impression papier, est marginal.

Cette action est donc assez curieuse, alors que la situation sanitaire fragilise encore davantage l’économie du livre (fermeture du marché) et de la presse (baisse historique des recette publicitaires). Seul le secteur de l’édition scientifique et technique ne souffre pas, car il repose sur un marché captif et que la recherche, notamment biomédicale, est florissante dans le monde. Souvent décriées pour leur position monopolistique, les entreprises profitent des circonstances pour redorer leur image, en participant à l’effort commun.

Pour la presse, c’est une forme de sacrifice: l’information de qualité, fiable, a une valeur irremplaçable en temps de crise. Tout le monde doit pouvoir en profiter, même si les recettes ne suivent pas. Cette position méritoire ne peut évidemment pas être maintenue à long terme, à moins que la presse écrite ne reçoive des aides étatiques, comme la redevance pour les médias audiovisuels. Ce ne serait pas entièrement illogique, étant donné les tendances à la convergence de tous les médias sur Internet. Mais cela est un autre débat.

Pour la littérature générale, le message est encore plus ambigu: c’est d’abord un signal, nous – éditeurs, auteurs – existons. A cet égard cela fait penser aux comédiens, artistes du spectacle vivant qui, privés de scène, présentent leurs clips sur les réseaux. Le message dit aussi: vous ne nous trouvez plus en librairie, mais via Internet nous restons accessibles! Le hic, c’est que la plupart des éditeurs et des auteurs ne désirent pas vraiment que le numérique réussisse. Ils tablent tous sur le seul livre physique comme pilier de leur rémunération.

C’est effectivement actuellement le cas, et c’est aussi leur pari à long terme.

[1] Le consortium Couperin qui assure la fourniture de ressources électroniques pour les universités et la recherche en France, tient à jour un tableau très complet de ces accès momentanément gratuits.

Soudaine expansion du livre numérique

Soudaine expansion du livre numérique

Félix Vallotton, Le bibliophile, xylographie, 1911

Avec la fermeture des librairies physiques, les ventes de livres numériques explosent. Nécessité fait loi…

Au début de la crise, Payot a voulu assurer une diffusion par la poste, mais très vite a dû y renoncer[1]. Abandonnant cette option, l’entreprise a par la suite relancé sa librairie en ligne, le 6 avril[2]. Cette volte-face montre combien la situation est difficile, même pour un acteur du livre important en Suisse romande. La librairie prévient d’ailleurs qu’il faudra compter avec des difficultés dans la disponibilité des ouvrages, et que ses clients seront notifiés par email de tout contretemps.

Une polémique est apparue sur le site du magazine des professionnels français du secteur: Livres Hebdo. La branche doit-elle, coûte que coûte, continuer à procurer des livres aux lecteurs reclus à domicile? Ou doit-elle sagement faire le dos rond en se rappelant qu’elle ne fournit pas des produits de première nécessité? En arrière-plan, des calculs inquiets se profilent: les clients reprendront-ils le chemin des librairies après la crise? Faut-il se désoler qu’une fois de plus les grands gagnants de la situation soient les “majors” de l’Internet? Ne vont-ils pas creuser l’écart encore davantage? Et le livre numérique ne va-t-il pas opérer enfin une percée décisive?

De nouvelles habitudes ?

Beaucoup de spéculations anticipent ce que sera ce monde post-confinement. Y aura-t-il un avant et un après dans les habitudes de lecture, autrement dit, le livre numérique connaîtra-t-il enfin son heure de gloire?

La situation actuelle est une sorte de laboratoire. On expérimente une vie plus intériorisée. Certains ont objectivement plus de temps pour lire. Beaucoup se surprennent à travailler chez eux de façon aussi autonome qu’au bureau. Certains trouvent même que ce n’est pas désagréable et voudront préserver, au moins partiellement, cet “acquis”.

Dans cette période particulière, les ventes numériques ont beaucoup augmenté, parfois plus que doublé selon les plates-formes, nous dit encore Livres Hebdo[3]. Ne nous laissons toutefois pas trop impressionner: les chiffres de départ étaient bien bas. Les bilans du marché du livre pour l’année 2018 en France (ceux pour 2019 ne sont pas encore disponibles), indiquent toujours une part de marché très faible pour le numérique. N’est pas pris en compte cependant le téléchargement illégal, bête noire de la profession, qui est aussi monté en flèche : le confinement a fait exploser le piratage, ainsi que la préférence pour les contenus gratuits.

N’oublions pas également que la façon de remplir son temps libre est aussi un marqueur culturel, l’offre de contenus audiovisuels en streaming ayant largement permis de combler le vide, pour toutes celles et ceux qui n’apprécient pas particulièrement la lecture.

Dépasser l’écueil de la technologie

On le voit, les signaux sont contradictoires, comme c’est souvent le cas, et nous incitent à la prudence dans nos pronostics. Cependant, la situation actuelle pourrait créer la surprise. Rétrospectivement, l’échec de la première génération du livre numérique, amorcée autour de l’an 2000, a pu s’expliquer par les faiblesses de la technologie ou la pauvreté des catalogues.

Lorsque le poids lourd de la branche Amazon lance le Kindle en 2007, ces limites sont objectivement levées. Malgré tout le livre numérique n’a pas vraiment pris de l’ampleur. La plus-value qu’il apporte n’a pas été déterminante au regard du confort de lecture que le livre papier procure, sans oublier peut-être la question du prestige culturel[4] auquel il est lié. Rappelons aussi que le livre, à la différence du son ou de l’image animée, n’a pas besoin de dispositif technologique pour être abordé, ce qui est un atout non négligeable[5].

Aujourd’hui le livre numérique bénéficie d’une rupture d’une autre nature : celle d’une expérience, forgée par l’impossibilité de s’approvisionner en “vrais” livres via les librairies ou les bibliothèques. L’essai sera-t-il durablement transformé, ou n’est-ce qu’un pis-aller pour temps de crise, qui n’aura pas de suite? Les paris sont ouverts.

[1] 24 Heures, 23.03.2020. https://www.24heures.ch/culture/livres/payot-ferme-service-envoi-ligne/story/22907846

[2] Tribune de Genève, 05.04.2020. https://www.tdg.ch/culture/livrespayot-relance-vente-ligne-lundi-6-avril/story/12983537

[3] Livres Hebdo, 01.04.2020. https://www.livreshebdo.fr/article/le-livre-numerique-explose-sur-toutes-les-plates-formes

[4] Par exemple les propos de l’écrivain Martin Winckler en 2013 restent d’actualité. A la question “pourquoi les Français prennent-ils plus de temps à s’intéresser au livre numérique?” il répondait: “Parce qu’en France beaucoup confondent l’objet livre avec son contenu, et je pense que c’est un préjugé culturel (et de classe).” https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/05/20/pourquoi-les-francais-boudent-le-livre-numerique_5130947_3234.html

[5] Voir aussi le billet du 01.03.2015

Le retour de Google Books

Le retour de Google Books

A. von Haller, Les Alpes
A. von Haller, Die Alpen

Pages de titre d’une édition bilingue du poème “Les Alpes”, par le naturaliste bernois Albrecht von Haller (1795). Exemplaire de la Bibliothèque nationale autrichienne, numérisé par Google

La nouvelle est tombée dans la torpeur de l’été, entre deux épisodes caniculaires: plusieurs bibliothèques alémaniques vont numériser leurs collections grâce à Google. Depuis l’annonce fracassante il y a maintenant 15 ans du programme Google Books [1] avec la numérisation en masse de prestigieuses bibliothèques anglo-saxonnes (New York, Harvard, Stanford, Michigan et Oxford) et la polémique qu’il suscita, notamment en France, après l’émoi suscité en 2007 par la première bibliothèque suisse et francophone à se lancer dans cette aventure (Lausanne), Google est devenu une bibliothèque numérique presque comme les autres et qui a fini par se fondre dans le paysage.

A tel point que beaucoup d’observateurs ont pu penser que le projet, était avec 35 millions de livres numérisés, si ce n’est achevé, du moins sur la voie de l’être et que Google se consacrait désormais à d’autres explorations stratégiques.

C’est dire que le 15 juillet dernier, le communiqué de presse de la Bibliothèque universitaire de Berne a été quand même une surprise pour ceux qui suivent les programmes de numérisation dans ce pays [2]. L’annonce a été relayée par les médias, mais n’a soulevé cette fois aucune polémique.

Quels enseignements pouvons-nous en tirer ?

1. Une des vertus managériales principales de notre temps est le “pragmatisme”. Les porteurs du projet servent cet argument: Google est un partenaire industriel capable de traiter en quelques semestres des centaines de milliers de livres. C’est donc un accélérateur de la numérisation et un bienfait pour les usagers qui vont pouvoir accéder à un patrimoine conséquent avec les outils de leur temps, un des objectifs majeurs de toute bibliothèque, avec un coût négligeable pour le contribuable, puisque Google prend en charge l’essentiel des frais. De plus il donne de sérieuses garanties quant au transport et la manutention des livres qui rejoignent les standards en vigueur pour les collections précieuses. Hubert Villard, directeur de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne à l’initiative du projet Googlos (Google-Lausanne) s’enthousiasmait: “Les gens de Google sont terriblement pros et efficaces.” [3] Cela répond, dix bonnes années plus tard, au regret exprimé par la directrice de la Bibliothèque nationale, qui déclarait dans Le Temps: “La numérisation des bibliothèques publiques avance à pas d’escargot” [4]

2. Mine de rien, la Suisse est en passe de devenir avec cette opération un des pays qui a le plus ouvert les portes à Google, avec des bibliothèques partenaires dans les deux principales régions, germanophone et francophone. D’autant que le communiqué laisse la porte ouverte à d’autres institutions.

3. Le parallèle initiatives publiques vs Google livres est cruel: voilà bientôt dix ans aussi que la bibliothèque numérique e-rara.ch est ouverte. Elle a fonctionné d’abord avec de l’argent de la confédération, puis n’est financée que par les bibliothèques membres. L’avancée est loin d’être négligeable: le portail est réputé pour l’importance des documents et la qualité des images. Mais tous ces efforts n’ont conduit qu’à 75’000 titres offerts au public, et la reconnaissance de caractères (qui permet la recherche en texte intégral) n’est possible que pour les imprimés postérieurs à 1800… Google traite avec les bibliothèques des centaines de milliers de livres.

Est-ce à dire que seul un opérateur privé est capable, en Suisse, de s’occuper massivement de numérisation? En France Gallica héberge tout de même 642’000 livres, sans compter bien d’autres documents.

[1] Le communiqué de l’Université de Berne: “100’000 Bücher der Universitätsbibliothek Bern werden durch Google Books digitalisiert, Universität Bern, 15.07.2019.
Celui de la bibliothèque de Lucerne: “Google Books digitalisiert 60’000 Bücher der ZHB”. ZHB Zentral- und Hochschulbibliothek Luzern, 06.08.2019.
Un article pour celle de Zurich: “Zentralbibliothek Zürich lässt Google an ihre Sammlung”, dans la Netzwoche du 16.07.2019.
Ainsi qu’un sujet d’une émission de la radio suisse alémanique: “Schnelleres Digitalisieren – Google Books spannt mit Schweizer Bibliotheken zusammen”, SRF, 30.07.2019.
[2] Lire par exemple la tribune de Michael Gorman, “Google and God’s Mind. The problem is, information isn’t knowledge”, Los Angeles Times, 17.12. 2004.

[3] 24 Heures, 16.05.2007. H. Villard retrace sa carrière dans le volume Entretiens, aux éditions L’Esprit de la Lettre, coll. Bibliothéchos.

[4] Le Temps, 04.05.2007