Que peut-on dire de la fréquentation des bibliothèques publiques?

Que peut-on dire de la fréquentation des bibliothèques publiques?

A la Recherche du temps perdu. La promesse de plus d'une centaine d'heures de lecture!

A la Recherche du temps perdu. La promesse de plus d’une centaine d’heures de lecture!

En France…

Ce blog est toujours curieux des pratiques culturelles et de leur évolution. Elles en disent beaucoup sur notre société, ses préoccupations, ses exutoires, ses envies…

RĂ©cemment ActualittĂ©[1] a fait ce constat: en France, les bibliothèques qui prĂŞtent – bibliothèques publiques et bibliothèques universitaires essentiellement – ont vu le nombre de personnes inscrites diminuer en 2023 (5.8 millions) par rapport Ă  2022 (6.1 millions), annĂ©e qui Ă©tait dĂ©jĂ  en recul par rapport Ă  2021 (6.3 millions). Les bibliothèques peinent Ă  retrouver les chiffres d’avant la pandĂ©mie.

…et en Suisse

Observe-t-on un phĂ©nomène comparable ailleurs, par exemple en Suisse? On peut tenter l’exercice avec quelques rĂ©serves, car les annĂ©es disponibles et la mĂ©thodologie divergent. La statistique officielle des bibliothèques suisses se base sur le nombre d’usagères ou usagers actifs, c’est-Ă -dire les personnes ayant effectuĂ© au moins un prĂŞt durant l’annĂ©e de rĂ©fĂ©rence. Cette notion est arbitraire, mais elle a le mĂ©rite de mesurer une activitĂ© rĂ©elle. Elle ne permet toutefois pas d’avoir les chiffres pour 2023, puisque l’annĂ©e n’est pas terminĂ©e.

Cela Ă©tant, la sĂ©rie disponible (2020–2022) ne montre pas d’Ă©volution bien marquĂ©e: en pleine pandĂ©mie, l’annĂ©e 2020 a connu un nombre d’usagères ou usagers actifs (1’700’814) plus important qu’en 2021 (1’572’839), qui a Ă©tĂ© suivie d’une remontĂ©e en 2022 (1’647’745).

Un autre chiffre intĂ©ressant est celui de la frĂ©quentation, soit le nombre d’entrĂ©es physiques mesurĂ©es par un compteur automatique. L’effet de la pandĂ©mie est sans surprise: basse en 2020, elle augmente de façon continue en 2021 et 2022. Il serait intĂ©ressant de remonter un peu dans le temps, jusqu’à la pĂ©riode prĂ©-pandĂ©mie, mais la mĂ©thodologie de collecte statistique et d’analyse est diffĂ©rente avant 2020. On ne peut donc pas suivre globalement l’évolution de la frĂ©quentation sur une longue pĂ©riode ou seulement pour des bibliothèques particulières. Si l’on prend alors pour exemple la MĂ©diathèque Valais Ă  Sion ou la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, on remarque assez nettement que la frĂ©quentation Ă©tait plus importante en 2018-2019 qu’en 2022[2].

Dans l’article citĂ©, ActualittĂ© relève Ă©galement que la frĂ©quentation des bibliothèques de lecture publique françaises est en baisse et que seulement 30% des Ă©tablissements ont retrouvĂ© un niveau Ă©quivalent Ă  celui de 2019.

Tentatives d’explication

En France comme en Suisse, comment interpréter ces chiffres? Evolutions conjoncturelles ou changements structurels?

Pour l’aspect conjoncturel, les trois annĂ©es de pandĂ©mie fournissent une explication facile. Cette crise Ă©tant derrière nous, les niveaux d’activitĂ©s antĂ©rieures des bibliothèques seront retrouvĂ©s. Sauf que cela n’a pas l’air aussi Ă©vident. En France, des campagnes nationales en faveur de la lecture publique ont rappelĂ© la prĂ©sence des bibliothèques, première infrastructure culturelle du pays. Leur impact est difficile Ă  connaĂ®tre, mĂŞme si ces mesures sont Ă  saluer si elles permettent de reconquĂ©rir ne serait-ce qu’une fraction du public.

On ne saurait cependant faire l’impasse sur les mutations sociologiques en cours. La place de l’audiovisuel et du multimĂ©dia dans les loisirs, l’information, mais aussi l’apprentissage et la connaissance, est toujours plus grande. Les bibliothèques, parfois rebaptisĂ©es mĂ©diathèques depuis les annĂ©es 1980-1990, proposent aussi ces contenus. Force est cependant de constater que d’autres entreprises culturelles et mĂ©diatiques captent le public Ă  grande Ă©chelle, et avec une redoutable efficacitĂ©, via les rĂ©seaux.

Il y a bien sĂ»r de multiples raisons Ă  l’irrĂ©sistible attraction de l’audiovisuel, la première en Ă©tant la promotion massive que font les multinationales du divertissement. La seconde est sans doute Ă  chercher dans notre rapport au temps. Les contenus proposĂ©s par les plates-formes sont habilement dimensionnĂ©s pour remplir nos interstices de disponibilitĂ©: des « shorts » d’une Ă  deux minutes, des extraits qui mettent en Ă©vidence un moment clĂ© d’une interview ou d’une compĂ©tition sportive, des sĂ©ries dont chaque Ă©pisode est standardisĂ© pour 30 ou 50 minutes.

De ce fait, la place prise par l’audiovisuel se fait Ă©videmment au dĂ©triment de la lecture de fiction, car celle-ci engage des temporalitĂ©s considĂ©rablement plus longues. La Recherche du Temps perdu dont le titre est Ă  lui seul tout un programme, exige une disponibilitĂ© de 130 heures, selon l’ordre de grandeur fourni par le site Proustonomics[3]. Ce cas est bien sĂ»r extrĂŞme, toujours est-il que les livres sont la promesse d’une intimitĂ© de plusieurs heures. C’est Ă  la fois une force, celle d’un plaisir renouvelĂ© et durable, mais Ă©galement une faiblesse, tant cette Ă©tendue peut ĂŞtre dĂ©courageante.

Eloge de la lecture

Tout le monde sait que c’est très bien de lire, mais beaucoup dĂ©plorent de ne pas avoir le temps suffisant… Au-delĂ  de cette Ă©vidence, on sous-estime souvent les mĂ©rites de la lecture sur le dĂ©veloppement de l’enfant. Un invitĂ© de la matinale de France culture, Michel Desmurget, neurophysiologiste, l’a martelĂ©[4]: « Il n’y a pas autant de richesse langagière, de ‘richesse culturelle’ (entre guillemets), au sens le moins Ă©litiste du terme dans une bulle de manga qu’il peut y en avoir dans un paragraphe de livre. » Seule la lecture de fiction nous expose Ă  des mots, Ă  des structures grammaticales, que l’on ne rencontre quasiment qu’Ă  l’Ă©crit. Quand on sait Ă  quel point l’intelligence humaine est basĂ©e sur le langage, la capacitĂ© de raisonner, on comprend mieux l’impact que peut avoir la lecture sur son Ă©panouissement.

Lire des livres aux enfants quand ils sont petits permet de crĂ©er cette familiaritĂ©, qui a de fortes chances de perdurer Ă  l’adolescence et au-delĂ . La lecture partagĂ©e suscite les Ă©changes au sein de la famille, favorise le dĂ©bat d’idĂ©es, la formulation de la pensĂ©e…

Malheureusement l’Ă©cole est assez peu propice Ă  ce compagnonnage, d’oĂą le renforcement des marqueurs sociaux dans l’aisance verbale et Ă©crite.

Une frĂ©quentation en baisse des bibliothèques, mĂŞme pour n’emprunter qu’un livre par annĂ©e, n’est donc pas une très bonne nouvelle. Peut-on inverser la tendance? Rien n’est moins sĂ»r. Faut-il pour autant abandonner la promotion de cette activitĂ©, valorisĂ©e socialement, mais dĂ©laissĂ©e? Ces lignes aspirent Ă  nous convaincre du contraire…

Mise Ă  jour 21.11.2023

Un article du Temps en forme de plaidoyer pour la lecture m’incite Ă  complĂ©ter ce billet. Il relaie le travail de la chercheuse en neurosciences cognitives Maryanne Wolf[5]. Son argument est semblable Ă  celui de Michel Desmurget: alors que nous sommes « câblĂ©s » naturellement pour parler, ce n’est pas le cas de la lecture: « La capacitĂ© de lire et Ă©crire est l’une des plus importantes rĂ©alisations Ă©pigĂ©nĂ©tiques – c’est-Ă -dire qu’elle n’est pas inscrite dans les gènes eux-mĂŞmes – de l’homo sapiens (….) L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le rĂ©pertoire de notre cerveau d’hominidĂ©, au terme d’un long processus qui a modifiĂ© en profondeur nos connexions neuronales et par voie de consĂ©quence, la nature mĂŞme de la pensĂ©e humaine. » Il y est Ă©galement question de la lecture profonde et de sa bien difficile cohabitation avec le numĂ©rique. Et cela me rappelle une question qui m’interpelle toujours: pourquoi le livre numĂ©rique a toujours tant de peine Ă  dĂ©coller? Je pensais alors que la force du livre imprimĂ© rĂ©sidait dans sa nature non technologique. Son contenu est immĂ©diatement accessible, sans appareil ni Ă©nergie. S’y ajoute probablement une nouvelle raison: le livre de papier est intrinsèquement plus favorable Ă  la lecture longue et concentrĂ©e, car l’on n’y Ă©chappe pas facilement… C’est peut-ĂŞtre un peu hasardeux, mais on pourrait tirer un lien avec un autre constat, livrĂ© par un autre article Ă  l’occasion de la rentrĂ©e universitaire 2023[6]. L’Ă©volution du nombre d’Ă©tudiant-e-s est dans les disciplines littĂ©raires des universitĂ©s et hautes Ă©coles suisses, est en chute libre depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000: langues et littĂ©ratures, histoire, histoire de l’art, philosophie… Les graphiques fournis sont très frappants. N’est-ce pas un signe que le numĂ©rique a progressivement Ă©cartĂ© les livres de l’horizon des mental des jeunes gĂ©nĂ©rations? Loin de moi l’idĂ©e de mĂ©priser les disciplines scientifique, au contraire. Pour autant il n’y a aucune raison de jeter le discrĂ©dit sur les littĂ©raires, au prĂ©texte un peu facile de leur faible utilitĂ© sociale. Le fait que deux Ă©minents scientifiques expliquent  cette magie que reprĂ©sente l’Ă©crit et la lecture profonde montre que cette opposition n’a aucun sens.  

[1] « Bibliothèques: l’Ă©rosion du nombre d’inscrits perdure en 2023 », Actualitte, 13.10.2023. https://actualitte.com/article/113874/bibliotheque/bibliotheques-l-erosion-du-nombre-d-inscrits-perdure-en-2023

[2] Tous les tableaux statistiques sont tĂ©lĂ©chargeables depuis le site de l’Office fĂ©dĂ©ral de la statistique: https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/culture-medias-societe-information-sport/culture/bibliotheques.html.

[3] Nicolas Ragonneau, « Distance et durée de la Recherche du temps perdu », Proustonomics, 12.06.2019. https://proustonomics.com/distance-duree-de-la-recherche

[4] « Entre les jeunes et la lecture, le numérique fait-il écran ? », France Culture, 27.09.2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/entre-les-jeunes-et-la-lecture-le-numerique-fait-il-ecran-6674069

[5] « Maryanne Wolf: «Le numérique a déjà changé notre façon de lire» », Le Temps, 18.11.2023. https://www.letemps.ch/culture/livres/maryanne-wolf-le-numerique-a-deja-change-notre-facon-de-lire

[6] « En graphiques – Quelles sont les filières universitaires qui montent? », Le Temps, 18.09.2023. https://www.letemps.ch/economie/en-graphiques-quelles-sont-les-filieres-universitaires-qui-montent

Grève à la Bibliothèque nationale de France

Grève à la Bibliothèque nationale de France

Vue de la Bibliothèque nationale de France (Dgusse, BnfPariS, CC BY-SA 4.0)

Une partie du personnel de la Bibliothèque nationale de France (BnF) – une des plus considĂ©rables bibliothèques au monde, faut-il le rappeler –, est en grève. A l’origine de son mĂ©contentement, un rĂ©amĂ©nagement de l’offre de services qui reprĂ©sente Ă  ses yeux une dĂ©gradation du service public et des conditions de travail : depuis le 2 mai 2022, les demandes de communications immĂ©diates ont Ă©tĂ© drastiquement rĂ©duites Ă  trois heures et demie l’après-midi, pour privilĂ©gier la rĂ©servation prĂ©alable et pallier le manque de personnel.

La direction estime d’ailleurs que la numĂ©risation croissante des collections (Gallica, la bibliothèque numĂ©rique de la BnF fĂŞte cette annĂ©e ses 25 ans) rend les longues sessions de travail sur site moins nĂ©cessaires. C’est mĂ©connaĂ®tre la rĂ©alitĂ© de la recherche, rĂ©torque l’Association des lecteurs et usagers de la BnF (ALUBnF) qui soutient les grĂ©vistes. Très souvent, c’est au cours de la consultation d’un livre que vient le besoin d’en commander d’autres. Or les nouvelles règles limitent cette possibilitĂ© Ă  un crĂ©neau horaire extrĂŞmement bref, obligeant le plus souvent Ă  programmer une nouvelle sĂ©ance. Ce qui est compliquĂ©, coĂ»teux et très irritant, surtout si l’on n’est pas parisien. De ce fait, l’influente association n’en appelle pas moins Ă  la tenue d’ « états gĂ©nĂ©raux » de la BnF.

L’Ă©moi est  effectivement considĂ©rable. Le Conseil scientifique, prĂ©sidĂ© par l’historien Pascal Ory, suggère d’avancer les horaires de communication immĂ©diate: 12:30 ou 12:00, ou mieux encore 11:30. Le 30 juin, le ministère de la culture accorde une rallonge financière permettant la crĂ©ation de 20 postes pĂ©rennes, pour rĂ©pondre au manque de personnel. Le lendemain, la directrice de l’institution, Laurence Engel, est invitĂ©e de la matinale de France Culture, au cours de laquelle elle peut annoncer cette bonne nouvelle, mais Ă©galement expliquer la situation Ă  laquelle l’institution a dĂ» faire face.

Tout n’est pas clos pour autant. Les grĂ©vistes, enhardis par la bonne volontĂ© ministĂ©rielle, estiment que le compte n’y est pas et qu’il faut poursuivre la lutte[1].

Situation des bibliothèques

Que faut-il penser de ces passes d’armes?

Il est tentant de renvoyer dos Ă  dos la direction et le personnel, alliĂ© des chercheurs et des chercheuses, car les deux camps ont chacun raison: la modification des usages est rĂ©elle, l’Ă©rosion du prĂŞt et de la communication des documents physiques au profil des offres numĂ©riques en est un indicateur manifeste. Mais il est aussi normal d’attendre que les transactions physiques qui subsistent, d’autant plus s’il n’existe pas d’équivalent numĂ©rique, puissent se faire dans de bonnes conditions. Cela est utile et agrĂ©able pour les usagers et gratifiant pour les personnels, satisfaits d’offrir ainsi un service de qualitĂ©.

Dans un Ă©ditorial du Monde le 1er juillet 2022, intitulĂ© La BNF comme rĂ©vĂ©lateur d’un problème, Maurice Guerrin rĂ©sume cette situation de façon limpide:

« On se demande comment une des bibliothèques les plus prestigieuses du monde avec celles de Londres et de Washington, dotée comme aucune autre, affichant deux bâtiments parisiens imposants (à Richelieu depuis le XVIIIe siècle et à Tolbiac depuis 1996), n’est pas fichue de fournir de 9 heures à 18 heures les livres qu’on lui demande – comme si un boulanger vendait du pain à mi-temps.

Réponse simple : par manque d’argent. »

On aurait tort d’y voir une particularitĂ© française et de sa bibliothèque la plus Ă©minente. La tendance est structurelle et globale. C’est la culture du dialogue social batailleur propre Ă  ce pays qui gĂ©nère cette polĂ©mique bruyante, exacerbĂ©e encore par le poids du symbole que reprĂ©sente une institution emblĂ©matique de son passĂ© glorieux.

Toutes les autres bibliothèques, en France et ailleurs, se reconnaîtront dans les évolutions que rappelle Maurice Guerrin:

  • La baisse des communications (-44% en dix ans Ă  la BnF);
  • La demande de places de travail au calme;
  • La transformation des bibliothèques en « lieux de vie aux services multiples »;
  • La multiplication des expositions ou des colloques qui mettent en valeur les collections.

Toutes doivent se positionner et arbitrer, avec des budgets plus ou moins contraints, dans une palette de missions, de services, voire d’expĂ©rimentations. C’est d’ailleurs ce qui rend la conduite de ces institutions particulièrement intĂ©ressante.

Avant Tolbiac

La BnF a vĂ©cu bien d’autres polĂ©miques. Mais cette dernière en date rĂ©sonne Ă©trangement avec celle qui a marquĂ© la naissance du bâtiment de Tolbiac.

Rappelons-en le contexte, il y a quelques décennies.

Lors de son second septennat, François Mitterand, prĂ©sident de la RĂ©publique, dĂ©clare le 14 juillet 1988 vouloir entreprendre « la construction et l’amĂ©nagement de l’une des ou de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde. »[2] De surcroĂ®t, cette très grande bibliothèque sera « d’un type entièrement nouveau »[3]. Le bâtiment a Ă©tĂ© inaugurĂ© le 30 mars 1995, peu avant la fin de son mandat.

La conception d’un projet aussi considĂ©rable a suscitĂ© d’innombrables dĂ©bats, Ă  la mesure de ce programme architectural hors normes : immenses dimensions (la bibliothèque est un quadrilatère de 400 mètres de long par 200 de large, bordĂ© par quatre tours d’angle de 79 mètres de hauteur), collections gigantesques, coexistence d’espaces grand public et d’espaces dĂ©volus aux chercheurs, etc.

Plusieurs comitĂ©s et instances veillent Ă  en dĂ©finir le concept et le fonctionnement. La philosophe Elisabeth Badinter, membre du conseil scientifique d’alors, a marquĂ© les esprits par la dĂ©claration suivante:

« Je veux tout à ma disposition… Je veux mes livres vite, je veux pouvoir rester à ma place, avoir les périodiques, les journaux, tous les livres à ma place en un temps record. Voilà ce que je veux. J’ajoute que s’il y a un choix à faire et qu’on n’a pas la place suffisante pour mettre les neuf millions de volumes plus les millions de volumes qui vont arriver dans les trente ans, je le dis franchement, qu’on ne confonde pas la Bibliothèque de France avec une photothèque, une discothèque, une cinémathèque, que dans tous les cas de figure on choisisse la bibliothèque d’abord[4]. »

A l’Ă©poque, Internet n’est pas un outil pour les hommes et femmes de lettres. L’informatique n’existe guère en sciences humaines que pour l’accès sur place au catalogue de livres, parfois Ă  distance via le Minitel. Les comitĂ©s techniques de la Bibliothèque de France Ă©voqueront bien la numĂ©risation des collections et la lecture scientifique sur Ă©cran, mais cela relève encore de la futurologie, bien loin des pratiques de l’époque ». Pour nombre de chercheurs et chercheuses, la promesse de modernitĂ© apportĂ© par le nouveau bâtiment consistait Ă  pouvoir optimiser et accĂ©lĂ©rer le fonctionnement traditionnel de la bibliothèque, Ă  savoir la communication de documents.

Il est tout Ă  fait significatif et ironique que la crise qui vient d’éclater plus de trois dĂ©cennies plus tard soit gĂ©nĂ©rĂ©e par une Ă©volution allant exactement en sens inverse du vĹ“u d’Elisabeth Badinter: loin d’une promesse de communication rapide, au grĂ© de la sĂ©rendipitĂ© de la recherche, la modification envisagĂ©e induit un accès assurĂ©ment ralenti et entravĂ© aux collections traditionnelles. C’est bien Ă©videmment inacceptable aux yeux de l’AluBnF, qui souligne dans une lettre ouverte au Conseil scientifique la pĂ©joration des conditions de travail, en particulier pour les jeunes scientifiques[5]:

Vous savez combien le temps long de l’accès aux documents est indispensable à la construction d’une recherche, particulièrement pour les chercheuses et chercheurs débutants que sont les masterants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin) et les doctorants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin), lectrices et lecteurs aux horaires peu flexibles et souvent limités que ce soit à cause d’un emploi parallèle à leur recherche, de l’éloignement ou d’une famille à charge[6].

Ce retour sur l’histoire mĂ©ritait d’ĂŞtre rapportĂ©.

[1] Voir l’article d’ActualittĂ© du 02.07.2022. https://actualitte.com/article/106770/bibliotheque/la-bnf-revient-un-peu-sur-sa-reforme-avec-20-postes-supplementaires

[2] Interview de M. François Mitterrand, PrĂ©sident de la RĂ©publique, accordĂ©e Ă  TF1 le 14 juillet 1988, Ă  l’occasion de la fĂŞte nationale. https://www.vie-publique.fr/discours/139372-interview-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-accorde

[3] Lettre de François Mitterand à Michel Rocard, août 1988, reproduite dans : Jean Gattégno, La Bibliothèque de France à mi-parcours. De la TGB à la BN bis ? Paris, 1992, p. 247-248

[4] Cité dans : Bibliothèque de France, Bibliothèque ouverte. actes du colloque éponyme (Paris, 11 septembre 1989), Paris, Caen, Établissement public de la Bibliothèque de France, Imec,1989.

[5] [Lettre de l’Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France aux membres du conseil scientifique de la BnF], 26.06.2022. https://drive.google.com/file/d/1uBl6MjJ50vU1yD1cVPR4pGBvr-2LqHBr/view

[6] [Lettre de l’Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France aux membres du conseil scientifique de la BnF], 26.06.2022. En ligne: https://drive.google.com/file/d/1uBl6MjJ50vU1yD1cVPR4pGBvr-2LqHBr/view

Des nouvelles du livre Ă  la demande

Des nouvelles du livre Ă  la demande

Le 2 mai 1997, au cours du Salon du livre de Genève, une dĂ©monstration fascinante a eu lieu : le temps d’une confĂ©rence, un livre ancien de 1776 a Ă©tĂ© rĂ©imprimĂ© en fac-simile Ă  partir de la numĂ©risation de l’original, les pages encollĂ©es et recouvertes d’une reliure souple, grâce une imprimante numĂ©rique Xerox Docutech[1].

Vingt-cinq ans plus tard, il nous a semblĂ© intĂ©ressant d’Ă©voquer le dĂ©veloppement de ce que l’on pouvait considĂ©rer alors comme une petite rĂ©volution. Comment a Ă©voluĂ© cette technique? A-t-elle tenu ses promesses? A-t-elle Ă©tĂ© un succès? Comme souvent, le bilan provisoire – l’histoire n’est certainement pas achevĂ©e – est nuancĂ©.

Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, couverture
Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, ex-libris et faux-titre

Evénément au Salon du livre de Genève le 2 mai 1997: réimpression à la demande de Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, paru en 1776

La promesse

A l’Ă©poque, l’impression Ă  la demande, ou le livre Ă  la demande, Ă©tait un concept novateur, le meilleur de la modernitĂ© au service de la tradition. Elle devait rĂ©soudre plusieurs problèmes de l’Ă©dition:

  • La rĂ©duction constante des tirages. Dans un article très commentĂ©, l’historien spĂ©cialiste du livre Robert Darnton expliquait dĂ©jĂ  cette crise de l’Ă©dition de monographies, notamment en sciences humaines[2]. Des recherches, mĂŞme importantes, risquaient de ne plus ĂŞtre publiĂ©es en raison de ventes trop faibles.
  • La volatilitĂ© des ventes. C’est une difficultĂ© qui tourmente tous les Ă©diteurs: Ă  combien d’exemplaires faut-il tirer ce livre? Trop, et l’Ă©diteur se retrouve avec des stocks inutiles sur les bras. Trop peu, et il rate des ventes. Dans les deux cas, ce sont des pertes financières.
  • L’accès aux textes Ă©puisĂ©s. Cette technique permet de faire revivre d’anciens textes introuvables, comme l’a montrĂ© l’expĂ©rience du Salon du livre de Genève. L’original est numĂ©risĂ© dans une bibliothèque, puis imprimĂ© en fac-similĂ© par une chaĂ®ne automatisĂ©e pour rĂ©duire les coĂ»ts unitaires. La Bibliothèque nationale suisse, comme d’autres bibliothèques, offre d’ailleurs ce service depuis 2010, en lien avec un partenaire, et pour autant que les livres soient dans le domaine public[3].

Un automate Ă  livres dans les librairies

Outre l’exemple du Salon du livre genevois, je me souviens avoir vu une Espresso Book Machine (EBM) Ă  la librairie amĂ©ricaine Ă  La Haye en octobre 2010. Cet automate permettant de fabriquer des livres Ă  l’unitĂ© a Ă©tĂ© inventĂ©e par un Ă©crivain et Ă©diteur amĂ©ricain, Jason Epstein, rĂ©cemment disparu, qui crĂ©a en 2003 une sociĂ©tĂ© On Demand Books dans le but de dynamiser la commercialisation des livres anciens.

Espresso Book Machine à la librairie américaine de La Haye, 05.10.2011

Une Espresso Book Machine à la librairie américaine de La Haye, 05.10.2011

On pourrait penser que cette machine, avec son cĂ´tĂ© artisanal sympathique, sorte de boĂ®te vitrĂ©e remplie de composants Ă©lectroniques et de câbles, adossĂ©e Ă  une grosse imprimante, s’est largement rĂ©pandue depuis. D’après mes recherches, cela ne semble pas ĂŞtre le cas: aux dernières nouvelles, seule la librairie American Book Centre dispose toujours de machines EBM – surnommĂ©es « Betty »–, une dans sa succursale de La Haye et une autre Ă  Amsterdam. Elles impriment Ă  la demande les livres d’un catalogue sĂ©lectif et Ă©galement des livres auto-Ă©ditĂ©s, apportĂ©s par des particuliers.

En 2016 une Espresso Book Machine est installĂ©e dans la nouvelle librairie des PUF Ă  Paris. Mais seuls les titres de cette maison universitaire peuvent ĂŞtre imprimĂ©s, comme la collection phare Que sais-je? Ainsi nul besoin de disposer un fond de stock avec tous les titres du catalogue. On s’approche ici de ce que pourrait ĂŞtre une « librairie sans livres ».

A part ces exemples, la machine ne semble pas avoir eu de succès. Une des raisons est donnĂ©e par le cas de la librairie des PUF:  il n’est pas possible d’imprimer les livres d’autres Ă©diteurs, car ils ne mettent pas leurs fichiers Ă  disposition. Pour une librairie gĂ©nĂ©raliste, c’est tout simplement rĂ©dhibitoire.

Brooke Warner, une Ă©ditrice amĂ©ricaine, avance aussi une autre raison: l’EBM ne prend pas car la machine est coĂ»teuse, demande beaucoup de maintenance et la qualitĂ© du livre ainsi imprimĂ© n’est pas fameuse[4].

Du côté des imprimeurs

Le fait est que ce sont plutĂ´t les imprimeries industrielles qui ont compris et exploitĂ© tout le potentiel de l’impression Ă  la demande. En-dessous d’un certain niveau de stock, une requĂŞte permet automatiquement de retirer en petit nombre un titre, de sorte que celui-ci est toujours disponible malgrĂ© un stock minimal.

Si le titre appartient plutĂ´t Ă  la « longue traĂ®ne », c’est-Ă -dire que les demandes sont rares et ponctuelles, il sera alors imprimĂ© Ă  l’unitĂ© lorsque le besoin s’en fera sentir.

Dans tous les cas le nombre d’exemplaires reste modeste. Pour les best-sellers dont la demande est continue, l’impression offset traditionnelle est plus avantageuse.

Pour être rentable, le processus doit pouvoir intégrer toutes les étapes (impression, couverture, encollage et reliure) sans intervention manuelle.

Neomedia, une start-up française, a dĂ©veloppĂ© en 2015 un robot imprimeur, le Gutenberg One, d’une qualitĂ© supĂ©rieure Ă  l’EBM. Quelques Ă©diteurs comme L’Harmattan, PUF, Belin, Les Equateurs, Tallandier, etc. ont mis Ă  disposition leurs catalogues.

D’autres systèmes d’impression de dimension industrielle existent, comme Copernics, lancĂ© en 2017 par le distributeur Interforum. Celui-ci peut imprimer en flux tendu des sĂ©ries assez importantes de 2’000 Ă  3’000 exemplaires pour le compte d’Ă©diteurs majeurs (groupe Editis). Un autre acteur important est Dupliprint.

Le livre à la demande répond à une stratégie entrepreneuriale de diminution des coûts, tout en se parant de vertus écologiques: moins de gaspillage de matière première, moins de stocks qui occupent de la place et immobilisent le capital.

Enseignements

Que dire en définitive de cette évolution du livre à la demande?

  1. La force symbolique du livre dans notre culture est telle qu’elle peut gĂ©nĂ©rer beaucoup d’enthousiasme, sans ĂŞtre toujours suivie de succès[5]. On l’a vu par exemple avec l’Ă©chec du livre numĂ©rique Cytale, dont l’aventure entrepreneuriale se situe aussi autour des annĂ©es 2000 (cf blog…).

A l’origine, l’Espresso Book Machine est conçue au service d’une utopie: permettre aux libraires de devenir les acteurs d’un accès universel aux livres. Mais cette dĂ©marche s’est effacĂ©e au profit d’une dimension industrielle et commerciale: l’optimisation des stocks et des dĂ©lais. Le livre Ă  la demande est un procĂ©dĂ© dont le lecteur n’est pas conscient. Il doit d’ailleurs ĂŞtre suffisamment Ă©laborĂ© pour que le client ne voie aucune diffĂ©rence entre un exemplaire produit de cette façon ou de manière traditionnelle.

 2. L’imprimĂ© conserve un statut considĂ©rable, surtout en France, oĂą les ebooks sont tenus pour des ersatz de livres. Il n’est pas Ă©tonnant que Gutenberg One soit une invention française: son crĂ©ateur Hubert PĂ©durand, après un voyage aux Etats-Unis oĂą il fait connaissance de l’EBM, dit clairement: « Je suis alors convaincu que la France peut faire mieux. » (L’Yonne RĂ©publicaine, 14.12.2021).

Un autre acteur de l’impression Ă  la demande, Norbert Legait de Dupliprint exprime bien cette diffĂ©rence de statut: « En France, on nous commande trois cents formats diffĂ©rents ! Aux Etats-Unis, ils en ont une poignĂ©e. »

En fin de compte, l’impression Ă  la demande reprĂ©sente le triomphe de la rationalitĂ© Ă©conomique. Il est devenu un outil industriel au service du livre imprimĂ©, auquel on cherche Ă  prĂ©server Ă  tout prix son prestige.

[1] Première mondiale est une notion usurpĂ©e: François Bon raconte une expĂ©rience semblable en 1995 au Banquet du Livre de l’Abbaye de Lagrasse (Aude).

[2] « Le nouvel âge du livre », Le Débat, n. 105, 1999, p 176‑184.

[3] eBooks on Demand (EOD). EOD est un rĂ©seau de 40 bibliothèques europĂ©ennes. L’utilisateur peut demander un fichier PDF ou, moyennant un supplĂ©ment, un fac-similĂ© papier.

[4] « What It Would Take to Disrupt the Publishing Industry », Publisher’s Weekly, 08.10.2021

[5] François Bon, infatigable défricheur du libre numérique et observateur aiguisé de ce milieu a la remarque la plus juste en convient volontiers:  » nous n’avons jamais pu conquérir pour le livre numérique la valeur symbolique attachée à l’objet imprimé » . https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4376

De la valeur de l’Ă©crit

De la valeur de l’Ă©crit

BoĂ®te d’Ă©change de livres dans un quartier de Genève

Un reportage passionnant du Monde publié le 4 août a révélé la découverte de manuscrits de Louis-Ferdinand Céline. Au-delà des épisodes rocambolesques qui sont relatés, cet article nous intéresse car il illustre bien les facteurs qui procurent de la valeur à un écrit.

Les facteurs essentiels sont le fait d’ĂŞtre inĂ©dit et d’ĂŞtre original. En revanche la nature du support importe peu. Quant Ă  la renommĂ©e de l’auteur, elle agit comme un amplificateur de cette valeur: un auteur inconnu attirera Ă©videmment moins d’intĂ©rĂŞt.

Caractère inédit et originalité

Les manuscrits de CĂ©line sont inĂ©dits: aucune divulgation de leur contenu n’a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© faite. Leur dernier dĂ©positaire – avant qu’ils ne soient remis aux ayants droit de CĂ©line cet Ă©tĂ© – les a lus, triĂ©s, recopiĂ©s sur traitement de texte, mais ne les jamais montrĂ©s. Certains documents sont des Ă©tats intermĂ©diaires de livres qui ont Ă©tĂ© publiĂ©s, comme le manuscrit de Mort Ă  crĂ©dit. Mais ce manuscrit Ă©tait parfaitement inconnu, et reprĂ©sente donc un vif intĂ©rĂŞt pour les spĂ©cialistes qui pourront Ă©tudier la genèse et les circonstances de crĂ©ation de cette Ĺ“uvre.

Le second caractère est l’originalitĂ© du texte, au sens oĂą le prĂ©cise la lĂ©gislation sur le droit d’auteur: le fait d’ĂŞtre l’expression de la pensĂ©e propre d’une personne[1]. Des manuscrits constituĂ©s de livres de compte ou autres Ă©crits de nature utilitaire, mĂŞme de la main de CĂ©line, seraient une dĂ©ception. De tels documents pourraient conserver un intĂ©rĂŞt par exemple pour mieux connaĂ®tre la vie de l’auteur au quotidien, ou de façon gĂ©nĂ©rale la sociĂ©tĂ© française Ă  l’Ă©poque, mais n’apporterait rien sur le plan de ses idĂ©es.

Le caractère inĂ©dit et l’originalitĂ© des manuscrits dĂ©couverts forment donc pour l’essentiel la valeur de la dĂ©couverte. Tout d’un coup, le corpus cĂ©linien s’enrichit d’un apport considĂ©rable qui va nourrir durant de nombreuses annĂ©es la curiositĂ© des spĂ©cialistes. L’ajout est tel qu’il faudra reprendre en profondeur les Ĺ’uvres complètes dans la PlĂ©iade. On a notamment retrouvĂ© le manuscrit d’un roman que l’on croyait perdu: Casse pipe.

L’indiffĂ©rence du support

En revanche, la nature du support ne suffit pas en elle-mĂŞme Ă  confĂ©rer Ă  l’Ă©crit sa valeur. Ce fait est peut-ĂŞtre moins intuitif Ă  saisir, car le marchĂ© des autographes est florissant. Un expert interrogĂ© par Le Monde rĂ©vĂ©lait que la valeur de ces papiers se chiffrait Ă  plusieurs millions d’euros. Mais il faut clairement dissocier la valeur marchande de la valeur intellectuelle.

Pour le spĂ©cialiste de CĂ©line, ce n’est pas tant le support qui importe que ce que l’auteur dit. Admettons que le dernier dĂ©positaire ait dĂ©cidĂ© de dĂ©truire physiquement ces manuscrits après les avoir retranscrits ou les avoir scannĂ©s. L’accès Ă  cette transcription ou Ă  ces reproductions suffiraient Ă  combler les spĂ©cialistes. C’est d’ailleurs la pratique habituelle dans les bibliothèques patrimoniales ou les services d’archives: les chercheurs travaillent sur des reproductions numĂ©riques envoyĂ©es par email ou disponibles sur le Web, dans la mesure oĂą elles permettent de prendre connaissance de la pensĂ©e de l’auteur. Nul besoin pour cela d’accĂ©der au document original.

Au-delĂ  des spĂ©cialistes, le peu d’importance du support est très bien reprĂ©sentĂ©e par les boĂ®tes d’Ă©change de livres qui fleurissent dans nos villes. Ce dispositif fait circuler les textes dans un cadre non marchand, en favorisant la mise en contact des livres avec les habitants. Les livres sont dĂ©posĂ©s dans des caissettes Ă  tous vents, ils peuvent très bien disparaĂ®tre ou ĂŞtre dĂ©truits. Cette perte n’a pas de grave consĂ©quence, tout au plus privera-t-elle la rencontre d’un lecteur ou d’une lectrice avec une Ĺ“uvre. En aucun cas elle ne met l’Ĺ“uvre en danger de disparition. Car contrairement aux manuscrits de CĂ©line, il n’est pas question de textes inĂ©dits, mais de textes publiĂ©s Ă  de nombreux exemplaires, conservĂ©s notamment dans les bibliothèques ou reproduits sur Internet.

Qu’en conclure ?

La valeur intellectuelle des Ă©crits rĂ©vĂ©lĂ©s tient Ă  leur caractère inĂ©dit, qui leur confère un intĂ©rĂŞt inestimable. On frĂ©mit Ă  la pensĂ©e des multiples dangers qu’ont couru ces textes, et qui auraient pu empĂŞcher Ă  jamais de les faire connaĂ®tre, avant qu’ils n’aboutissent en lieu sĂ»r [2]… Cependant, une fois Ă©ditĂ©s, leur contenu intellectuel sera prĂ©servĂ© et disponible, mĂŞme si le manuscrit original venait Ă  disparaĂ®tre. Une fois le manuscrit publiĂ© et connu, sa valeur intellectuelle n’est pas plus importante aux yeux du spĂ©cialiste que sa reproduction ou sa transcription. S’il garde une valeur marchande, c’est pour une autre raison: la notoriĂ©tĂ© de l’auteur attire les collectionneurs, qui convoitent le manuscrit comme un tĂ©moignage ou une relique.

[1] La Loi sur le droit d’auteur suisse dĂ©finit l’Ĺ“uvre ainsi (art. 2, al. 1): « Par Ĺ“uvre, quelles qu’en soient la valeur ou la destination, on entend toute crĂ©ation de l’esprit, littĂ©raire ou artistique, qui a un caractère individuel. » https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1993/1798_1798_1798/fr

[2] Le manuscrit de Mort à crédit  devrait rejoindre les collections de la Bibliothèque nationale de France.

Essor, apogée et déclin d’une librairie

Essor, apogée et déclin d’une librairie

La librairie Gibert Jeune, une institution disparue… (image wikipedia)

Gibert Jeune Ă  Paris, c’est donc fini! Ailleurs, c’est tristement banal, mais dans cette grande capitale culturelle, une telle librairie qui ferme, c’est choquant. Par sa masse critique, son attraction, sa population et sa structure sociologique, ses nombreuses Ă©coles et facultĂ©s, s’il y a une ville qui semblait en mesure d’Ă©chapper Ă  ces disparitions c’est bien Paris. Et bien non, Paris n’est pas immunisĂ©e contre la reconfiguration du marchĂ© du livre, mĂŞme lorsque cela concerne un lieu aussi « emblĂ©matique ».

Un long article dans  Le Monde du 24.02.2021 fournit Ă  cela plusieurs sortes d’explications.

Facteurs conjoncturels

Un concours de circonstances nĂ©gatives aurait achevĂ© de fragiliser l’entreprise: les manifestations de Gilets jaunes pendant de nombreux samedis, la fermeture de la station de mĂ©tro pour travaux, puis, bien sĂ»r, une pandĂ©mie… La faute Ă  la malchance peut-on penser. Mais ce que ces faits rĂ©vèlent avec nettetĂ©, c’est l’extrĂŞme dĂ©pendance de cette librairie avec la population circulant dans le quartier. Les responsables ont peut-ĂŞtre Ă©tĂ© trop confiants dans ce vivier humain, sans imaginer que les passants puissent devenir plus rares.

Cette illusion a pu ĂŞtre entretenue par le souvenir de la grande Ă©poque, lorsqu’il fallait canaliser la foule et embaucher une armĂ©e de jeunes intĂ©rimaires Ă  l’occasion des rentrĂ©es scolaires. Mais Ă  ces causes conjoncturelles s’ajoutent des changements plus structurels, tout aussi nĂ©gatifs dans leurs effets : plusieurs campus ont migrĂ© en banlieue, avec leurs cortèges d’Ă©tudiants et d’enseignants.

Dédain pour la technique

Une autre raison Ă©voquĂ©e par Le Monde corrobore ce dĂ©faut d’anticipation: le manque d’intĂ©rĂŞt pour l’informatisation. Il semble pourtant Ă©vident que cet outil est l’alliĂ© incontournable du libraire! Rien de plus efficace n’a encore Ă©tĂ© inventĂ© pour chercher et retrouver un titre parmi des millions de rĂ©fĂ©rences, qu’il s’agisse de livres neufs ou d’occasion dont Gibert Jeune s’est fait une spĂ©cialitĂ©. L’entreprise regorgeait d’employĂ©s extrĂŞmement pointus dans leur domaine. AccompagnĂ©s par une bonne informatique, ils auraient Ă©tĂ© absolument imbattables.

Autre handicap, du mĂŞme ordre, qui ne pardonne pas: Gibert Jeune a ratĂ© le tournant du Web et de la prĂ©sence en ligne. Ce n’est que très – trop – tard, qu’un plan de digitalisation est envisagĂ©, lorsque Gibert Jeune est repris par les « cousins », la librairie Gibert Joseph.

E-commerce

Autre pays, autre contexte : le hasard de l’actualitĂ© (Le Temps du 28.02.2021) me fait dĂ©couvrir que le groupe Payot Libraire qui irrigue la Suisse romande a rĂ©alisĂ© une bonne annĂ©e 2020. Le nouveau et vaste magasin dans le centre de Genève se rĂ©vèle ĂŞtre une bonne affaire. Et la fermeture au printemps 2020 des magasins physiques a dopĂ© les ventes en ligne sur le site que l’entreprise avait mis en place, malgrĂ© le poids Ă©crasants des gĂ©ants du domaine. LĂ  aussi il s’agit d’une enseigne historique, dont les fondations remontent au 19e siècle.

Essor, apogĂ©e, dĂ©clin. Les situations ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Il ne s’agit Ă©videmment pas de stigmatiser les perdants ou d’encenser les gagnants. Mais dans la vie difficile d’une librairie, prise entre les mutations du savoir et une crise sanitaire qui exige la diminution des circulations humaines, certains non-choix, comme celui d’occulter l’informatique, semblent avoir des consĂ©quences redoutables.