
Que peut-on dire de la fréquentation des bibliothèques publiques?
A la Recherche du temps perdu. La promesse de plus d’une centaine d’heures de lecture!
En France…
Ce blog est toujours curieux des pratiques culturelles et de leur évolution. Elles en disent beaucoup sur notre société, ses préoccupations, ses exutoires, ses envies…
RĂ©cemment ActualittĂ©[1] a fait ce constat: en France, les bibliothèques qui prĂŞtent – bibliothèques publiques et bibliothèques universitaires essentiellement – ont vu le nombre de personnes inscrites diminuer en 2023 (5.8 millions) par rapport Ă 2022 (6.1 millions), annĂ©e qui Ă©tait dĂ©jĂ en recul par rapport Ă 2021 (6.3 millions). Les bibliothèques peinent Ă retrouver les chiffres d’avant la pandĂ©mie.
…et en Suisse
Observe-t-on un phĂ©nomène comparable ailleurs, par exemple en Suisse? On peut tenter l’exercice avec quelques rĂ©serves, car les annĂ©es disponibles et la mĂ©thodologie divergent. La statistique officielle des bibliothèques suisses se base sur le nombre d’usagères ou usagers actifs, c’est-Ă -dire les personnes ayant effectuĂ© au moins un prĂŞt durant l’annĂ©e de rĂ©fĂ©rence. Cette notion est arbitraire, mais elle a le mĂ©rite de mesurer une activitĂ© rĂ©elle. Elle ne permet toutefois pas d’avoir les chiffres pour 2023, puisque l’annĂ©e n’est pas terminĂ©e.
Cela Ă©tant, la sĂ©rie disponible (2020–2022) ne montre pas d’Ă©volution bien marquĂ©e: en pleine pandĂ©mie, l’annĂ©e 2020 a connu un nombre d’usagères ou usagers actifs (1’700’814) plus important qu’en 2021 (1’572’839), qui a Ă©tĂ© suivie d’une remontĂ©e en 2022 (1’647’745).
Un autre chiffre intĂ©ressant est celui de la frĂ©quentation, soit le nombre d’entrĂ©es physiques mesurĂ©es par un compteur automatique. L’effet de la pandĂ©mie est sans surprise: basse en 2020, elle augmente de façon continue en 2021 et 2022. Il serait intĂ©ressant de remonter un peu dans le temps, jusqu’à la pĂ©riode prĂ©-pandĂ©mie, mais la mĂ©thodologie de collecte statistique et d’analyse est diffĂ©rente avant 2020. On ne peut donc pas suivre globalement l’évolution de la frĂ©quentation sur une longue pĂ©riode ou seulement pour des bibliothèques particulières. Si l’on prend alors pour exemple la MĂ©diathèque Valais Ă Sion ou la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, on remarque assez nettement que la frĂ©quentation Ă©tait plus importante en 2018-2019 qu’en 2022[2].
Dans l’article citĂ©, ActualittĂ© relève Ă©galement que la frĂ©quentation des bibliothèques de lecture publique françaises est en baisse et que seulement 30% des Ă©tablissements ont retrouvĂ© un niveau Ă©quivalent Ă celui de 2019.
Tentatives d’explication
En France comme en Suisse, comment interpréter ces chiffres? Evolutions conjoncturelles ou changements structurels?
Pour l’aspect conjoncturel, les trois annĂ©es de pandĂ©mie fournissent une explication facile. Cette crise Ă©tant derrière nous, les niveaux d’activitĂ©s antĂ©rieures des bibliothèques seront retrouvĂ©s. Sauf que cela n’a pas l’air aussi Ă©vident. En France, des campagnes nationales en faveur de la lecture publique ont rappelĂ© la prĂ©sence des bibliothèques, première infrastructure culturelle du pays. Leur impact est difficile Ă connaĂ®tre, mĂŞme si ces mesures sont Ă saluer si elles permettent de reconquĂ©rir ne serait-ce qu’une fraction du public.
On ne saurait cependant faire l’impasse sur les mutations sociologiques en cours. La place de l’audiovisuel et du multimĂ©dia dans les loisirs, l’information, mais aussi l’apprentissage et la connaissance, est toujours plus grande. Les bibliothèques, parfois rebaptisĂ©es mĂ©diathèques depuis les annĂ©es 1980-1990, proposent aussi ces contenus. Force est cependant de constater que d’autres entreprises culturelles et mĂ©diatiques captent le public Ă grande Ă©chelle, et avec une redoutable efficacitĂ©, via les rĂ©seaux.
Il y a bien sĂ»r de multiples raisons Ă l’irrĂ©sistible attraction de l’audiovisuel, la première en Ă©tant la promotion massive que font les multinationales du divertissement. La seconde est sans doute Ă chercher dans notre rapport au temps. Les contenus proposĂ©s par les plates-formes sont habilement dimensionnĂ©s pour remplir nos interstices de disponibilitĂ©: des « shorts » d’une Ă deux minutes, des extraits qui mettent en Ă©vidence un moment clĂ© d’une interview ou d’une compĂ©tition sportive, des sĂ©ries dont chaque Ă©pisode est standardisĂ© pour 30 ou 50 minutes.
De ce fait, la place prise par l’audiovisuel se fait Ă©videmment au dĂ©triment de la lecture de fiction, car celle-ci engage des temporalitĂ©s considĂ©rablement plus longues. La Recherche du Temps perdu dont le titre est Ă lui seul tout un programme, exige une disponibilitĂ© de 130 heures, selon l’ordre de grandeur fourni par le site Proustonomics[3]. Ce cas est bien sĂ»r extrĂŞme, toujours est-il que les livres sont la promesse d’une intimitĂ© de plusieurs heures. C’est Ă la fois une force, celle d’un plaisir renouvelĂ© et durable, mais Ă©galement une faiblesse, tant cette Ă©tendue peut ĂŞtre dĂ©courageante.
Eloge de la lecture
Tout le monde sait que c’est très bien de lire, mais beaucoup dĂ©plorent de ne pas avoir le temps suffisant… Au-delĂ de cette Ă©vidence, on sous-estime souvent les mĂ©rites de la lecture sur le dĂ©veloppement de l’enfant. Un invitĂ© de la matinale de France culture, Michel Desmurget, neurophysiologiste, l’a martelĂ©[4]: « Il n’y a pas autant de richesse langagière, de ‘richesse culturelle’ (entre guillemets), au sens le moins Ă©litiste du terme dans une bulle de manga qu’il peut y en avoir dans un paragraphe de livre. » Seule la lecture de fiction nous expose Ă des mots, Ă des structures grammaticales, que l’on ne rencontre quasiment qu’Ă l’Ă©crit. Quand on sait Ă quel point l’intelligence humaine est basĂ©e sur le langage, la capacitĂ© de raisonner, on comprend mieux l’impact que peut avoir la lecture sur son Ă©panouissement.
Lire des livres aux enfants quand ils sont petits permet de crĂ©er cette familiaritĂ©, qui a de fortes chances de perdurer Ă l’adolescence et au-delĂ . La lecture partagĂ©e suscite les Ă©changes au sein de la famille, favorise le dĂ©bat d’idĂ©es, la formulation de la pensĂ©e…
Malheureusement l’Ă©cole est assez peu propice Ă ce compagnonnage, d’oĂą le renforcement des marqueurs sociaux dans l’aisance verbale et Ă©crite.
Une frĂ©quentation en baisse des bibliothèques, mĂŞme pour n’emprunter qu’un livre par annĂ©e, n’est donc pas une très bonne nouvelle. Peut-on inverser la tendance? Rien n’est moins sĂ»r. Faut-il pour autant abandonner la promotion de cette activitĂ©, valorisĂ©e socialement, mais dĂ©laissĂ©e? Ces lignes aspirent Ă nous convaincre du contraire…
Mise Ă jour 21.11.2023
Un article du Temps en forme de plaidoyer pour la lecture m’incite Ă complĂ©ter ce billet. Il relaie le travail de la chercheuse en neurosciences cognitives Maryanne Wolf[5]. Son argument est semblable Ă celui de Michel Desmurget: alors que nous sommes « câblĂ©s » naturellement pour parler, ce n’est pas le cas de la lecture: « La capacitĂ© de lire et Ă©crire est l’une des plus importantes rĂ©alisations Ă©pigĂ©nĂ©tiques – c’est-Ă -dire qu’elle n’est pas inscrite dans les gènes eux-mĂŞmes – de l’homo sapiens (….) L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le rĂ©pertoire de notre cerveau d’hominidĂ©, au terme d’un long processus qui a modifiĂ© en profondeur nos connexions neuronales et par voie de consĂ©quence, la nature mĂŞme de la pensĂ©e humaine. » Il y est Ă©galement question de la lecture profonde et de sa bien difficile cohabitation avec le numĂ©rique. Et cela me rappelle une question qui m’interpelle toujours: pourquoi le livre numĂ©rique a toujours tant de peine Ă dĂ©coller? Je pensais alors que la force du livre imprimĂ© rĂ©sidait dans sa nature non technologique. Son contenu est immĂ©diatement accessible, sans appareil ni Ă©nergie. S’y ajoute probablement une nouvelle raison: le livre de papier est intrinsèquement plus favorable Ă la lecture longue et concentrĂ©e, car l’on n’y Ă©chappe pas facilement… C’est peut-ĂŞtre un peu hasardeux, mais on pourrait tirer un lien avec un autre constat, livrĂ© par un autre article Ă l’occasion de la rentrĂ©e universitaire 2023[6]. L’Ă©volution du nombre d’Ă©tudiant-e-s est dans les disciplines littĂ©raires des universitĂ©s et hautes Ă©coles suisses, est en chute libre depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000: langues et littĂ©ratures, histoire, histoire de l’art, philosophie… Les graphiques fournis sont très frappants. N’est-ce pas un signe que le numĂ©rique a progressivement Ă©cartĂ© les livres de l’horizon des mental des jeunes gĂ©nĂ©rations? Loin de moi l’idĂ©e de mĂ©priser les disciplines scientifique, au contraire. Pour autant il n’y a aucune raison de jeter le discrĂ©dit sur les littĂ©raires, au prĂ©texte un peu facile de leur faible utilitĂ© sociale. Le fait que deux Ă©minents scientifiques expliquent cette magie que reprĂ©sente l’Ă©crit et la lecture profonde montre que cette opposition n’a aucun sens.[1] « Bibliothèques: l’Ă©rosion du nombre d’inscrits perdure en 2023 », Actualitte, 13.10.2023. https://actualitte.com/article/113874/bibliotheque/bibliotheques-l-erosion-du-nombre-d-inscrits-perdure-en-2023
[2] Tous les tableaux statistiques sont tĂ©lĂ©chargeables depuis le site de l’Office fĂ©dĂ©ral de la statistique: https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/culture-medias-societe-information-sport/culture/bibliotheques.html.
[3] Nicolas Ragonneau, « Distance et durée de la Recherche du temps perdu », Proustonomics, 12.06.2019. https://proustonomics.com/distance-duree-de-la-recherche
[4] « Entre les jeunes et la lecture, le numérique fait-il écran ? », France Culture, 27.09.2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/entre-les-jeunes-et-la-lecture-le-numerique-fait-il-ecran-6674069
[5] « Maryanne Wolf: «Le numérique a déjà changé notre façon de lire» », Le Temps, 18.11.2023. https://www.letemps.ch/culture/livres/maryanne-wolf-le-numerique-a-deja-change-notre-facon-de-lire
[6] « En graphiques – Quelles sont les filières universitaires qui montent? », Le Temps, 18.09.2023. https://www.letemps.ch/economie/en-graphiques-quelles-sont-les-filieres-universitaires-qui-montent