Grève à la Bibliothèque nationale de France

Vue de la Bibliothèque nationale de France (Dgusse, BnfPariS, CC BY-SA 4.0)

Une partie du personnel de la Bibliothèque nationale de France (BnF) – une des plus considérables bibliothèques au monde, faut-il le rappeler –, est en grève. A l’origine de son mécontentement, un réaménagement de l’offre de services qui représente à ses yeux une dégradation du service public et des conditions de travail : depuis le 2 mai 2022, les demandes de communications immédiates ont été drastiquement réduites à trois heures et demie l’après-midi, pour privilégier la réservation préalable et pallier le manque de personnel.

La direction estime d’ailleurs que la numérisation croissante des collections (Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF fête cette année ses 25 ans) rend les longues sessions de travail sur site moins nécessaires. C’est méconnaître la réalité de la recherche, rétorque l’Association des lecteurs et usagers de la BnF (ALUBnF) qui soutient les grévistes. Très souvent, c’est au cours de la consultation d’un livre que vient le besoin d’en commander d’autres. Or les nouvelles règles limitent cette possibilité à un créneau horaire extrêmement bref, obligeant le plus souvent à programmer une nouvelle séance. Ce qui est compliqué, coûteux et très irritant, surtout si l’on n’est pas parisien. De ce fait, l’influente association n’en appelle pas moins à la tenue d’ “états généraux” de la BnF.

L’émoi est  effectivement considérable. Le Conseil scientifique, présidé par l’historien Pascal Ory, suggère d’avancer les horaires de communication immédiate: 12:30 ou 12:00, ou mieux encore 11:30. Le 30 juin, le ministère de la culture accorde une rallonge financière permettant la création de 20 postes pérennes, pour répondre au manque de personnel. Le lendemain, la directrice de l’institution, Laurence Engel, est invitée de la matinale de France Culture, au cours de laquelle elle peut annoncer cette bonne nouvelle, mais également expliquer la situation à laquelle l’institution a dû faire face.

Tout n’est pas clos pour autant. Les grévistes, enhardis par la bonne volonté ministérielle, estiment que le compte n’y est pas et qu’il faut poursuivre la lutte[1].

Situation des bibliothèques

Que faut-il penser de ces passes d’armes?

Il est tentant de renvoyer dos à dos la direction et le personnel, allié des chercheurs et des chercheuses, car les deux camps ont chacun raison: la modification des usages est réelle, l’érosion du prêt et de la communication des documents physiques au profil des offres numériques en est un indicateur manifeste. Mais il est aussi normal d’attendre que les transactions physiques qui subsistent, d’autant plus s’il n’existe pas d’équivalent numérique, puissent se faire dans de bonnes conditions. Cela est utile et agréable pour les usagers et gratifiant pour les personnels, satisfaits d’offrir ainsi un service de qualité.

Dans un éditorial du Monde le 1er juillet 2022, intitulé La BNF comme révélateur d’un problème, Maurice Guerrin résume cette situation de façon limpide:

« On se demande comment une des bibliothèques les plus prestigieuses du monde avec celles de Londres et de Washington, dotée comme aucune autre, affichant deux bâtiments parisiens imposants (à Richelieu depuis le XVIIIe siècle et à Tolbiac depuis 1996), n’est pas fichue de fournir de 9 heures à 18 heures les livres qu’on lui demande – comme si un boulanger vendait du pain à mi-temps.

Réponse simple : par manque d’argent. »

On aurait tort d’y voir une particularité française et de sa bibliothèque la plus éminente. La tendance est structurelle et globale. C’est la culture du dialogue social batailleur propre à ce pays qui génère cette polémique bruyante, exacerbée encore par le poids du symbole que représente une institution emblématique de son passé glorieux.

Toutes les autres bibliothèques, en France et ailleurs, se reconnaîtront dans les évolutions que rappelle Maurice Guerrin:

  • La baisse des communications (-44% en dix ans à la BnF);
  • La demande de places de travail au calme;
  • La transformation des bibliothèques en « lieux de vie aux services multiples »;
  • La multiplication des expositions ou des colloques qui mettent en valeur les collections.

Toutes doivent se positionner et arbitrer, avec des budgets plus ou moins contraints, dans une palette de missions, de services, voire d’expérimentations. C’est d’ailleurs ce qui rend la conduite de ces institutions particulièrement intéressante.

Avant Tolbiac

La BnF a vécu bien d’autres polémiques. Mais cette dernière en date résonne étrangement avec celle qui a marqué la naissance du bâtiment de Tolbiac.

Rappelons-en le contexte, il y a quelques décennies.

Lors de son second septennat, François Mitterand, président de la République, déclare le 14 juillet 1988 vouloir entreprendre « la construction et l’aménagement de l’une des ou de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde. »[2] De surcroît, cette très grande bibliothèque sera « d’un type entièrement nouveau »[3]. Le bâtiment a été inauguré le 30 mars 1995, peu avant la fin de son mandat.

La conception d’un projet aussi considérable a suscité d’innombrables débats, à la mesure de ce programme architectural hors normes : immenses dimensions (la bibliothèque est un quadrilatère de 400 mètres de long par 200 de large, bordé par quatre tours d’angle de 79 mètres de hauteur), collections gigantesques, coexistence d’espaces grand public et d’espaces dévolus aux chercheurs, etc.

Plusieurs comités et instances veillent à en définir le concept et le fonctionnement. La philosophe Elisabeth Badinter, membre du conseil scientifique d’alors, a marqué les esprits par la déclaration suivante:

« Je veux tout à ma disposition… Je veux mes livres vite, je veux pouvoir rester à ma place, avoir les périodiques, les journaux, tous les livres à ma place en un temps record. Voilà ce que je veux. J’ajoute que s’il y a un choix à faire et qu’on n’a pas la place suffisante pour mettre les neuf millions de volumes plus les millions de volumes qui vont arriver dans les trente ans, je le dis franchement, qu’on ne confonde pas la Bibliothèque de France avec une photothèque, une discothèque, une cinémathèque, que dans tous les cas de figure on choisisse la bibliothèque d’abord[4]. »

A l’époque, Internet n’est pas un outil pour les hommes et femmes de lettres. L’informatique n’existe guère en sciences humaines que pour l’accès sur place au catalogue de livres, parfois à distance via le Minitel. Les comités techniques de la Bibliothèque de France évoqueront bien la numérisation des collections et la lecture scientifique sur écran, mais cela relève encore de la futurologie, bien loin des pratiques de l’époque”. Pour nombre de chercheurs et chercheuses, la promesse de modernité apporté par le nouveau bâtiment consistait à pouvoir optimiser et accélérer le fonctionnement traditionnel de la bibliothèque, à savoir la communication de documents.

Il est tout à fait significatif et ironique que la crise qui vient d’éclater plus de trois décennies plus tard soit générée par une évolution allant exactement en sens inverse du vœu d’Elisabeth Badinter: loin d’une promesse de communication rapide, au gré de la sérendipité de la recherche, la modification envisagée induit un accès assurément ralenti et entravé aux collections traditionnelles. C’est bien évidemment inacceptable aux yeux de l’AluBnF, qui souligne dans une lettre ouverte au Conseil scientifique la péjoration des conditions de travail, en particulier pour les jeunes scientifiques[5]:

Vous savez combien le temps long de l’accès aux documents est indispensable à la construction d’une recherche, particulièrement pour les chercheuses et chercheurs débutants que sont les masterants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin) et les doctorants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin), lectrices et lecteurs aux horaires peu flexibles et souvent limités que ce soit à cause d’un emploi parallèle à leur recherche, de l’éloignement ou d’une famille à charge[6].

Ce retour sur l’histoire méritait d’être rapporté.

[1] Voir l’article d’Actualitté du 02.07.2022. https://actualitte.com/article/106770/bibliotheque/la-bnf-revient-un-peu-sur-sa-reforme-avec-20-postes-supplementaires

[2] Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à TF1 le 14 juillet 1988, à l’occasion de la fête nationale. https://www.vie-publique.fr/discours/139372-interview-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-accorde

[3] Lettre de François Mitterand à Michel Rocard, août 1988, reproduite dans : Jean Gattégno, La Bibliothèque de France à mi-parcours. De la TGB à la BN bis ? Paris, 1992, p. 247-248

[4] Cité dans : Bibliothèque de France, Bibliothèque ouverte. actes du colloque éponyme (Paris, 11 septembre 1989), Paris, Caen, Établissement public de la Bibliothèque de France, Imec,1989.

[5] [Lettre de l’Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France aux membres du conseil scientifique de la BnF], 26.06.2022. https://drive.google.com/file/d/1uBl6MjJ50vU1yD1cVPR4pGBvr-2LqHBr/view

[6] [Lettre de l’Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France aux membres du conseil scientifique de la BnF], 26.06.2022. En ligne: https://drive.google.com/file/d/1uBl6MjJ50vU1yD1cVPR4pGBvr-2LqHBr/view

Des nouvelles du livre à la demande

Le 2 mai 1997, au cours du Salon du livre de Genève, une démonstration fascinante a eu lieu : le temps d’une conférence, un livre ancien de 1776 a été réimprimé en fac-simile à partir de la numérisation de l’original, les pages encollées et recouvertes d’une reliure souple, grâce une imprimante numérique Xerox Docutech[1].

Vingt-cinq ans plus tard, il nous a semblé intéressant d’évoquer le développement de ce que l’on pouvait considérer alors comme une petite révolution. Comment a évolué cette technique? A-t-elle tenu ses promesses? A-t-elle été un succès? Comme souvent, le bilan provisoire – l’histoire n’est certainement pas achevée – est nuancé.

Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, couverture
Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, ex-libris et faux-titre

Evénément au Salon du livre de Genève le 2 mai 1997: réimpression à la demande de Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, paru en 1776

La promesse

A l’époque, l’impression à la demande, ou le livre à la demande, était un concept novateur, le meilleur de la modernité au service de la tradition. Elle devait résoudre plusieurs problèmes de l’édition:

  • La réduction constante des tirages. Dans un article très commenté, l’historien spécialiste du livre Robert Darnton expliquait déjà cette crise de l’édition de monographies, notamment en sciences humaines[2]. Des recherches, même importantes, risquaient de ne plus être publiées en raison de ventes trop faibles.
  • La volatilité des ventes. C’est une difficulté qui tourmente tous les éditeurs: à combien d’exemplaires faut-il tirer ce livre? Trop, et l’éditeur se retrouve avec des stocks inutiles sur les bras. Trop peu, et il rate des ventes. Dans les deux cas, ce sont des pertes financières.
  • L’accès aux textes épuisés. Cette technique permet de faire revivre d’anciens textes introuvables, comme l’a montré l’expérience du Salon du livre de Genève. L’original est numérisé dans une bibliothèque, puis imprimé en fac-similé par une chaîne automatisée pour réduire les coûts unitaires. La Bibliothèque nationale suisse, comme d’autres bibliothèques, offre d’ailleurs ce service depuis 2010, en lien avec un partenaire, et pour autant que les livres soient dans le domaine public[3].

Un automate à livres dans les librairies

Outre l’exemple du Salon du livre genevois, je me souviens avoir vu une Espresso Book Machine (EBM) à la librairie américaine à La Haye en octobre 2010. Cet automate permettant de fabriquer des livres à l’unité a été inventée par un écrivain et éditeur américain, Jason Epstein, récemment disparu, qui créa en 2003 une société On Demand Books dans le but de dynamiser la commercialisation des livres anciens.

Espresso Book Machine à la librairie américaine de La Haye, 05.10.2011

Une Espresso Book Machine à la librairie américaine de La Haye, 05.10.2011

On pourrait penser que cette machine, avec son côté artisanal sympathique, sorte de boîte vitrée remplie de composants électroniques et de câbles, adossée à une grosse imprimante, s’est largement répandue depuis. D’après mes recherches, cela ne semble pas être le cas: aux dernières nouvelles, seule la librairie American Book Centre dispose toujours de machines EBM – surnommées “Betty”–, une dans sa succursale de La Haye et une autre à Amsterdam. Elles impriment à la demande les livres d’un catalogue sélectif et également des livres auto-édités, apportés par des particuliers.

En 2016 une Espresso Book Machine est installée dans la nouvelle librairie des PUF à Paris. Mais seuls les titres de cette maison universitaire peuvent être imprimés, comme la collection phare Que sais-je? Ainsi nul besoin de disposer un fond de stock avec tous les titres du catalogue. On s’approche ici de ce que pourrait être une “librairie sans livres”.

A part ces exemples, la machine ne semble pas avoir eu de succès. Une des raisons est donnée par le cas de la librairie des PUF:  il n’est pas possible d’imprimer les livres d’autres éditeurs, car ils ne mettent pas leurs fichiers à disposition. Pour une librairie généraliste, c’est tout simplement rédhibitoire.

Brooke Warner, une éditrice américaine, avance aussi une autre raison: l’EBM ne prend pas car la machine est coûteuse, demande beaucoup de maintenance et la qualité du livre ainsi imprimé n’est pas fameuse[4].

Du côté des imprimeurs

Le fait est que ce sont plutôt les imprimeries industrielles qui ont compris et exploité tout le potentiel de l’impression à la demande. En-dessous d’un certain niveau de stock, une requête permet automatiquement de retirer en petit nombre un titre, de sorte que celui-ci est toujours disponible malgré un stock minimal.

Si le titre appartient plutôt à la “longue traîne”, c’est-à-dire que les demandes sont rares et ponctuelles, il sera alors imprimé à l’unité lorsque le besoin s’en fera sentir.

Dans tous les cas le nombre d’exemplaires reste modeste. Pour les best-sellers dont la demande est continue, l’impression offset traditionnelle est plus avantageuse.

Pour être rentable, le processus doit pouvoir intégrer toutes les étapes (impression, couverture, encollage et reliure) sans intervention manuelle.

Neomedia, une start-up française, a développé en 2015 un robot imprimeur, le Gutenberg One, d’une qualité supérieure à l’EBM. Quelques éditeurs comme L’Harmattan, PUF, Belin, Les Equateurs, Tallandier, etc. ont mis à disposition leurs catalogues.

D’autres systèmes d’impression de dimension industrielle existent, comme Copernics, lancé en 2017 par le distributeur Interforum. Celui-ci peut imprimer en flux tendu des séries assez importantes de 2’000 à 3’000 exemplaires pour le compte d’éditeurs majeurs (groupe Editis). Un autre acteur important est Dupliprint.

Le livre à la demande répond à une stratégie entrepreneuriale de diminution des coûts, tout en se parant de vertus écologiques: moins de gaspillage de matière première, moins de stocks qui occupent de la place et immobilisent le capital.

Enseignements

Que dire en définitive de cette évolution du livre à la demande?

  1. La force symbolique du livre dans notre culture est telle qu’elle peut générer beaucoup d’enthousiasme, sans être toujours suivie de succès[5]. On l’a vu par exemple avec l’échec du livre numérique Cytale, dont l’aventure entrepreneuriale se situe aussi autour des années 2000 (cf blog…).

A l’origine, l’Espresso Book Machine est conçue au service d’une utopie: permettre aux libraires de devenir les acteurs d’un accès universel aux livres. Mais cette démarche s’est effacée au profit d’une dimension industrielle et commerciale: l’optimisation des stocks et des délais. Le livre à la demande est un procédé dont le lecteur n’est pas conscient. Il doit d’ailleurs être suffisamment élaboré pour que le client ne voie aucune différence entre un exemplaire produit de cette façon ou de manière traditionnelle.

 2. L’imprimé conserve un statut considérable, surtout en France, où les ebooks sont tenus pour des ersatz de livres. Il n’est pas étonnant que Gutenberg One soit une invention française: son créateur Hubert Pédurand, après un voyage aux Etats-Unis où il fait connaissance de l’EBM, dit clairement: “Je suis alors convaincu que la France peut faire mieux.” (L’Yonne Républicaine, 14.12.2021).

Un autre acteur de l’impression à la demande, Norbert Legait de Dupliprint exprime bien cette différence de statut: “En France, on nous commande trois cents formats différents ! Aux Etats-Unis, ils en ont une poignée.”

En fin de compte, l’impression à la demande représente le triomphe de la rationalité économique. Il est devenu un outil industriel au service du livre imprimé, auquel on cherche à préserver à tout prix son prestige.

[1] Première mondiale est une notion usurpée: François Bon raconte une expérience semblable en 1995 au Banquet du Livre de l’Abbaye de Lagrasse (Aude).

[2] “Le nouvel âge du livre”, Le Débat, n. 105, 1999, p 176‑184.

[3] eBooks on Demand (EOD). EOD est un réseau de 40 bibliothèques européennes. L’utilisateur peut demander un fichier PDF ou, moyennant un supplément, un fac-similé papier.

[4] “What It Would Take to Disrupt the Publishing Industry”, Publisher’s Weekly, 08.10.2021

[5] François Bon, infatigable défricheur du libre numérique et observateur aiguisé de ce milieu a la remarque la plus juste en convient volontiers: ” nous n’avons jamais pu conquérir pour le livre numérique la valeur symbolique attachée à l’objet imprimé” . https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4376

De la valeur de l’écrit

Un reportage passionnant du Monde publié le 4 août a révélé la découverte de manuscrits de Louis-Ferdinand Céline. Au-delà des épisodes rocambolesques qui sont relatés, cet article nous intéresse car il illustre bien les facteurs qui procurent de la valeur à un écrit.

Les facteurs essentiels sont le fait d’être inédit et d’être original. En revanche la nature du support importe peu. Quant à la renommée de l’auteur, elle agit comme un amplificateur de cette valeur: un auteur inconnu attirera évidemment moins d’intérêt.

Caractère inédit et originalité

Les manuscrits de Céline sont inédits: aucune divulgation de leur contenu n’a déjà été faite. Leur dernier dépositaire – avant qu’ils ne soient remis aux ayants droit de Céline cet été – les a lus, triés, recopiés sur traitement de texte, mais ne les jamais montrés. Certains documents sont des états intermédiaires de livres qui ont été publiés, comme le manuscrit de Mort à crédit. Mais ce manuscrit était parfaitement inconnu, et représente donc un vif intérêt pour les spécialistes qui pourront étudier la genèse et les circonstances de création de cette œuvre.

Le second caractère est l’originalité du texte, au sens où le précise la législation sur le droit d’auteur: le fait d’être l’expression de la pensée propre d’une personne[1]. Des manuscrits constitués de livres de compte ou autres écrits de nature utilitaire, même de la main de Céline, seraient une déception. De tels documents pourraient conserver un intérêt par exemple pour mieux connaître la vie de l’auteur au quotidien, ou de façon générale la société française à l’époque, mais n’apporterait rien sur le plan de ses idées.

Le caractère inédit et l’originalité des manuscrits découverts forment donc pour l’essentiel la valeur de la découverte. Tout d’un coup, le corpus célinien s’enrichit d’un apport considérable qui va nourrir durant de nombreuses années la curiosité des spécialistes. L’ajout est tel qu’il faudra reprendre en profondeur les Œuvres complètes dans la Pléiade. On a notamment retrouvé le manuscrit d’un roman que l’on croyait perdu: Casse pipe.

L’indifférence du support

En revanche, la nature du support ne suffit pas en elle-même à conférer à l’écrit sa valeur. Ce fait est peut-être moins intuitif à saisir, car le marché des autographes est florissant. Un expert interrogé par Le Monde révélait que la valeur de ces papiers se chiffrait à plusieurs millions d’euros. Mais il faut clairement dissocier la valeur marchande de la valeur intellectuelle.

Pour le spécialiste de Céline, ce n’est pas tant le support qui importe que ce que l’auteur dit. Admettons que le dernier dépositaire ait décidé de détruire physiquement ces manuscrits après les avoir retranscrits ou les avoir scannés. L’accès à cette transcription ou à ces reproductions suffiraient à combler les spécialistes. C’est d’ailleurs la pratique habituelle dans les bibliothèques patrimoniales ou les services d’archives: les chercheurs travaillent sur des reproductions numériques envoyées par email ou disponibles sur le Web, dans la mesure où elles permettent de prendre connaissance de la pensée de l’auteur. Nul besoin pour cela d’accéder au document original.

Au-delà des spécialistes, le peu d’importance du support est très bien représentée par les boîtes d’échange de livres qui fleurissent dans nos villes. Ce dispositif fait circuler les textes dans un cadre non marchand, en favorisant la mise en contact des livres avec les habitants. Les livres sont déposés dans des caissettes à tous vents, ils peuvent très bien disparaître ou être détruits. Cette perte n’a pas de grave conséquence, tout au plus privera-t-elle la rencontre d’un lecteur ou d’une lectrice avec une œuvre. En aucun cas elle ne met l’œuvre en danger de disparition. Car contrairement aux manuscrits de Céline, il n’est pas question de textes inédits, mais de textes publiés à de nombreux exemplaires, conservés notamment dans les bibliothèques ou reproduits sur Internet.

Boîte d’échange de livres dans un quartier de Genève

Qu’en conclure ?

La valeur intellectuelle des écrits révélés tient à leur caractère inédit, qui leur confère un intérêt inestimable. On frémit à la pensée des multiples dangers qu’ont couru ces textes, et qui auraient pu empêcher à jamais de les faire connaître, avant qu’ils n’aboutissent en lieu sûr [2]… Cependant, une fois édités, leur contenu intellectuel sera préservé et disponible, même si le manuscrit original venait à disparaître. Une fois le manuscrit publié et connu, sa valeur intellectuelle n’est pas plus importante aux yeux du spécialiste que sa reproduction ou sa transcription. S’il garde une valeur marchande, c’est pour une autre raison: la notoriété de l’auteur attire les collectionneurs, qui convoitent le manuscrit comme un témoignage ou une relique.

[1] La Loi sur le droit d’auteur suisse définit l’œuvre ainsi (art. 2, al. 1): “Par œuvre, quelles qu’en soient la valeur ou la destination, on entend toute création de l’esprit, littéraire ou artistique, qui a un caractère individuel.” https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1993/1798_1798_1798/fr

[2] Le manuscrit de Mort à crédit  devrait rejoindre les collections de la Bibliothèque nationale de France.

Essor, apogée et déclin d’une librairie

Gibert Jeune à Paris, c’est donc fini! Ailleurs, c’est tristement banal, mais dans cette grande capitale culturelle, une telle librairie qui ferme, c’est choquant. Par sa masse critique, son attraction, sa population et sa structure sociologique, ses nombreuses écoles et facultés, s’il y a une ville qui semblait en mesure d’échapper à ces disparitions c’est bien Paris. Et bien non, Paris n’est pas immunisée contre la reconfiguration du marché du livre, même lorsque cela concerne un lieu aussi “emblématique”.

Un long article dans  Le Monde du 24.02.2021 fournit à cela plusieurs sortes d’explications.

Facteurs conjoncturels

Un concours de circonstances négatives aurait achevé de fragiliser l’entreprise: les manifestations de Gilets jaunes pendant de nombreux samedis, la fermeture de la station de métro pour travaux, puis, bien sûr, une pandémie… La faute à la malchance peut-on penser. Mais ce que ces faits révèlent avec netteté, c’est l’extrême dépendance de cette librairie avec la population circulant dans le quartier. Les responsables ont peut-être été trop confiants dans ce vivier humain, sans imaginer que les passants puissent devenir plus rares.

Cette illusion a pu être entretenue par le souvenir de la grande époque, lorsqu’il fallait canaliser la foule et embaucher une armée de jeunes intérimaires à l’occasion des rentrées scolaires. Mais à ces causes conjoncturelles s’ajoutent des changements plus structurels, tout aussi négatifs dans leurs effets : plusieurs campus ont migré en banlieue, avec leurs cortèges d’étudiants et d’enseignants.

Dédain pour la technique

Une autre raison évoquée par Le Monde corrobore ce défaut d’anticipation: le manque d’intérêt pour l’informatisation. Il semble pourtant évident que cet outil est l’allié incontournable du libraire! Rien de plus efficace n’a encore été inventé pour chercher et retrouver un titre parmi des millions de références, qu’il s’agisse de livres neufs ou d’occasion dont Gibert Jeune s’est fait une spécialité. L’entreprise regorgeait d’employés extrêmement pointus dans leur domaine. Accompagnés par une bonne informatique, ils auraient été absolument imbattables.

Autre handicap, du même ordre, qui ne pardonne pas: Gibert Jeune a raté le tournant du Web et de la présence en ligne. Ce n’est que très – trop – tard, qu’un plan de digitalisation est envisagé, lorsque Gibert Jeune est repris par les “cousins”, la librairie Gibert Joseph.

E-commerce

Autre pays, autre contexte : le hasard de l’actualité (Le Temps du 28.02.2021) me fait découvrir que le groupe Payot Libraire qui irrigue la Suisse romande a réalisé une bonne année 2020. Le nouveau et vaste magasin dans le centre de Genève se révèle être une bonne affaire. Et la fermeture au printemps 2020 des magasins physiques a dopé les ventes en ligne sur le site que l’entreprise avait mis en place, malgré le poids écrasants des géants du domaine. Là aussi il s’agit d’une enseigne historique, dont les fondations remontent au 19e siècle.

Essor, apogée, déclin. Les situations ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Il ne s’agit évidemment pas de stigmatiser les perdants ou d’encenser les gagnants. Mais dans la vie difficile d’une librairie, prise entre les mutations du savoir et une crise sanitaire qui exige la diminution des circulations humaines, certains non-choix, comme celui d’occulter l’informatique, semblent avoir des conséquences redoutables.

De la numérisation des journaux

Mon institution, la Bibliothèque de Genève, vient de mettre en ligne une partie de La Tribune de Genève. C’est le premier pas vers une offre plus étoffée. Convertir des millions de pages sous forme numérique est une nécessité parce que c’est ainsi que l’on accède désormais aux archives des journaux, mais cette opération est tout sauf anodine.

En 1918, la grippe espagnole impose des mesures proches de celles que nous connaissons aujourd’hui. Un renseignement parmi d’autres que nous fournit la presse ancienne numérisée (Tribune de Genève 18.10.1918).

La « magie » du numérique et de son accès, le nombre quasiment illimité de pages à disposition, font facilement perdre de vue que le processus pour produire ces documents est d’abord matériel. Comme on finit par oublier que le pain acheté au supermarché, banal par sa familiarité et son abondance, est le résultat d’une complexe chaîne de production qui débute par des semailles.

Il s’agit d’abord d’une prouesse logistique: il faut vérifier les collections des bibliothèques, contrôler qu’elles soient complètes et aptes à être numérisées. On remercie au passage la chaîne de collègues qui, pendant des générations, les ont constituées. La continuité historique d’une mission de collecte donne toute sa valeur aux institutions patrimoniales.

Ensuite il faut envisager le processus de numérisation: l’externalisation est généralement la solution la plus avantageuse, car un tel volume de pages ne peut être traité que par des entreprises spécialisées. Cela implique de pouvoir déplacer de très grandes quantités de volumes.

Le transport doit être préparé, et nécessite un constat d’état précis. Il s’agit en effet d’ensembles patrimoniaux rares: il n’existe en général que 2 ou 3 collections complètes. Des tonnes de papier sont ainsi massivement déplacées, alors qu’auparavant les publications ne quittaient leur lieu de dépôt que sporadiquement, pour être consultées en salle de lecture, sans sortir du bâtiment.

Après la numérisation, les volumes reviennent et il faut les replacer en rayon.

Une gamme de traitements

Une fois converties en pixels, les pages des journaux subissent encore plusieurs transformations.

Il faut s’assurer de la qualité de la numérisation, faire des vérifications à l’écran, afin de s’assurer de la complétude de l’information.

Ensuite, les données obtenues doivent être traitées. On parle alors de structuration ou de segmentation. C’est un peu une sorte de « reverse engineering »: à partir d’une image qui n’est encore qu’un amas de pixels, on reconstruit la logique du journal: on identifie le bandeau de titre, les colonnes, les blocs formant un article, une illustration, une publicité… et bien sûr le texte lui-même. A l’heure actuelle ces traitements sont semi-automatiques, c’est-à-dire que des armées d’opérateur.trice.s doivent vérifier patiemment les métadonnées de toutes les pages scannées.

Enfin, toutes ces informations, données et métadonnées, sont chargées sur un serveur, puis indexées, ce qui permettra de les offrir au public, ou à de nouvelles exploitations informatiques grâce au « data mining ».

Le poids du virtuel

Le torrent numérique qui défile sur nos écrans nous le fait souvent oublier: un serveur est fragile; les données peuvent s’altérer. Saura-t-on les conserver? L’archivage numérique est désormais un thème bien étudié et des normes existent depuis de nombreuses années. Elles sont cependant exigeantes et coûteuses, difficiles à respecter totalement. Est-ce que cela met en cause la pérennité de ces réalisations numériques?

Pas nécessairement. Osons une comparaison avec le papier. Il y a cent ou deux cents ans, les locaux des bibliothèques n’avaient pas de climatisation contrôlée, n’étaient pas comme aujourd’hui protégés contre les dégâts d’eau, les incendies ou encore le vol. Pour autant, une bonne partie de notre patrimoine nous est parvenu, grâce à des mesures simples : la reliure protège les feuilles et évite qu’elles ne se dispersent et se perdent. Cela peut faire sourire, mais dans l’ensemble cela a plutôt bien fonctionné.

Nous en sommes peut-être à un même stade aujourd’hui avec le numérique. Nos dispositifs sont peut-être insuffisants, et nous serons vraisemblablement considérés comme inconscients par nos successeurs. Ce qui n’empêchera pas, nous l’espérons, à la plupart de nos numérisations de traverser le temps.