La crise soudaine met à mal de larges pans de nos économies. L’édition n’y échappe pas. C’est pourquoi il semble un peu paradoxal que les actions en faveur de la gratuité des contenus aient fleuri dans tous les secteurs de la branche:

  1. Conscient de l’importance d’une information de qualité accessible, des journaux comme Le Temps ou Heidi News mettent en ligne de nombreux articles gratuits concernant le virus.
  2. On trouve également des éditeurs qui dans une démarche citoyenne et en raison de la difficulté de se procurer des livres, offrent en téléchargement libre un choix de titres. C’est plutôt le cas de petites structures, comme les Editions Agone spécialisées en politique et sciences sociales ou les Editions des Sables à Genève, mais également de grandes maisons comme Gallimard qui libère de courts textes de sa série “Tracts”.
  3. Même les grands éditeurs scientifiques internationaux, seul segment ultra-profitable de la branche, ont décidé de permettre l’accès gratuit à la littérature en virologie, mais aussi dans d’autres domaines, afin d’aider les chercheurs confinés à la maison et privés des accès professionnels dont ils disposent au bureau[1].

Bien sûr, ces mesures sont exceptionnelles, dans une situation qui ne l’est pas moins. C’est probablement pour cela qu’elles sont mises en place: elles ne dureront que le temps de la pandémie, car à long terme elles seraient suicidaires, mais elles auront peut-être permis de capter l’attention de façon durable.

Pour autant, cette gratuité, même temporaire, révèle les fortes tensions que le prix du livre numérique a toujours suscité. Au-delà de la démarche vertueuse, offrir la gratuité est peut-être aussi reconnaître que l’ebook ne mérite pas son prix habituel, car l’amateur sait très bien que son coût de fabrication, contrairement celui de l’impression papier, est marginal.

Cette action est donc assez curieuse, alors que la situation sanitaire fragilise encore davantage l’économie du livre (fermeture du marché) et de la presse (baisse historique des recette publicitaires). Seul le secteur de l’édition scientifique et technique ne souffre pas, car il repose sur un marché captif et que la recherche, notamment biomédicale, est florissante dans le monde. Souvent décriées pour leur position monopolistique, les entreprises profitent des circonstances pour redorer leur image, en participant à l’effort commun.

Pour la presse, c’est une forme de sacrifice: l’information de qualité, fiable, a une valeur irremplaçable en temps de crise. Tout le monde doit pouvoir en profiter, même si les recettes ne suivent pas. Cette position méritoire ne peut évidemment pas être maintenue à long terme, à moins que la presse écrite ne reçoive des aides étatiques, comme la redevance pour les médias audiovisuels. Ce ne serait pas entièrement illogique, étant donné les tendances à la convergence de tous les médias sur Internet. Mais cela est un autre débat.

Pour la littérature générale, le message est encore plus ambigu: c’est d’abord un signal, nous – éditeurs, auteurs – existons. A cet égard cela fait penser aux comédiens, artistes du spectacle vivant qui, privés de scène, présentent leurs clips sur les réseaux. Le message dit aussi: vous ne nous trouvez plus en librairie, mais via Internet nous restons accessibles! Le hic, c’est que la plupart des éditeurs et des auteurs ne désirent pas vraiment que le numérique réussisse. Ils tablent tous sur le seul livre physique comme pilier de leur rémunération.

C’est effectivement actuellement le cas, et c’est aussi leur pari à long terme.

[1] Le consortium Couperin qui assure la fourniture de ressources électroniques pour les universités et la recherche en France, tient à jour un tableau très complet de ces accès momentanément gratuits.