Des nouvelles du livre à la demande

Des nouvelles du livre à la demande

Le 2 mai 1997, au cours du Salon du livre de Genève, une démonstration fascinante a eu lieu : le temps d’une conférence, un livre ancien de 1776 a été réimprimé en fac-simile à partir de la numérisation de l’original, les pages encollées et recouvertes d’une reliure souple, grâce une imprimante numérique Xerox Docutech[1].

Vingt-cinq ans plus tard, il nous a semblé intéressant d’évoquer le développement de ce que l’on pouvait considérer alors comme une petite révolution. Comment a évolué cette technique? A-t-elle tenu ses promesses? A-t-elle été un succès? Comme souvent, le bilan provisoire – l’histoire n’est certainement pas achevée – est nuancé.

Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, couverture
Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, ex-libris et faux-titre

Evénément au Salon du livre de Genève le 2 mai 1997: réimpression à la demande de Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, paru en 1776

La promesse

A l’époque, l’impression à la demande, ou le livre à la demande, était un concept novateur, le meilleur de la modernité au service de la tradition. Elle devait résoudre plusieurs problèmes de l’édition:

  • La réduction constante des tirages. Dans un article très commenté, l’historien spécialiste du livre Robert Darnton expliquait déjà cette crise de l’édition de monographies, notamment en sciences humaines[2]. Des recherches, même importantes, risquaient de ne plus être publiées en raison de ventes trop faibles.
  • La volatilité des ventes. C’est une difficulté qui tourmente tous les éditeurs: à combien d’exemplaires faut-il tirer ce livre? Trop, et l’éditeur se retrouve avec des stocks inutiles sur les bras. Trop peu, et il rate des ventes. Dans les deux cas, ce sont des pertes financières.
  • L’accès aux textes épuisés. Cette technique permet de faire revivre d’anciens textes introuvables, comme l’a montré l’expérience du Salon du livre de Genève. L’original est numérisé dans une bibliothèque, puis imprimé en fac-similé par une chaîne automatisée pour réduire les coûts unitaires. La Bibliothèque nationale suisse, comme d’autres bibliothèques, offre d’ailleurs ce service depuis 2010, en lien avec un partenaire, et pour autant que les livres soient dans le domaine public[3].

Un automate à livres dans les librairies

Outre l’exemple du Salon du livre genevois, je me souviens avoir vu une Espresso Book Machine (EBM) à la librairie américaine à La Haye en octobre 2010. Cet automate permettant de fabriquer des livres à l’unité a été inventée par un écrivain et éditeur américain, Jason Epstein, récemment disparu, qui créa en 2003 une société On Demand Books dans le but de dynamiser la commercialisation des livres anciens.

Espresso Book Machine à la librairie américaine de La Haye, 05.10.2011

Une Espresso Book Machine à la librairie américaine de La Haye, 05.10.2011

On pourrait penser que cette machine, avec son côté artisanal sympathique, sorte de boîte vitrée remplie de composants électroniques et de câbles, adossée à une grosse imprimante, s’est largement répandue depuis. D’après mes recherches, cela ne semble pas être le cas: aux dernières nouvelles, seule la librairie American Book Centre dispose toujours de machines EBM – surnommées “Betty”–, une dans sa succursale de La Haye et une autre à Amsterdam. Elles impriment à la demande les livres d’un catalogue sélectif et également des livres auto-édités, apportés par des particuliers.

En 2016 une Espresso Book Machine est installée dans la nouvelle librairie des PUF à Paris. Mais seuls les titres de cette maison universitaire peuvent être imprimés, comme la collection phare Que sais-je? Ainsi nul besoin de disposer un fond de stock avec tous les titres du catalogue. On s’approche ici de ce que pourrait être une “librairie sans livres”.

A part ces exemples, la machine ne semble pas avoir eu de succès. Une des raisons est donnée par le cas de la librairie des PUF:  il n’est pas possible d’imprimer les livres d’autres éditeurs, car ils ne mettent pas leurs fichiers à disposition. Pour une librairie généraliste, c’est tout simplement rédhibitoire.

Brooke Warner, une éditrice américaine, avance aussi une autre raison: l’EBM ne prend pas car la machine est coûteuse, demande beaucoup de maintenance et la qualité du livre ainsi imprimé n’est pas fameuse[4].

Du côté des imprimeurs

Le fait est que ce sont plutôt les imprimeries industrielles qui ont compris et exploité tout le potentiel de l’impression à la demande. En-dessous d’un certain niveau de stock, une requête permet automatiquement de retirer en petit nombre un titre, de sorte que celui-ci est toujours disponible malgré un stock minimal.

Si le titre appartient plutôt à la “longue traîne”, c’est-à-dire que les demandes sont rares et ponctuelles, il sera alors imprimé à l’unité lorsque le besoin s’en fera sentir.

Dans tous les cas le nombre d’exemplaires reste modeste. Pour les best-sellers dont la demande est continue, l’impression offset traditionnelle est plus avantageuse.

Pour être rentable, le processus doit pouvoir intégrer toutes les étapes (impression, couverture, encollage et reliure) sans intervention manuelle.

Neomedia, une start-up française, a développé en 2015 un robot imprimeur, le Gutenberg One, d’une qualité supérieure à l’EBM. Quelques éditeurs comme L’Harmattan, PUF, Belin, Les Equateurs, Tallandier, etc. ont mis à disposition leurs catalogues.

D’autres systèmes d’impression de dimension industrielle existent, comme Copernics, lancé en 2017 par le distributeur Interforum. Celui-ci peut imprimer en flux tendu des séries assez importantes de 2’000 à 3’000 exemplaires pour le compte d’éditeurs majeurs (groupe Editis). Un autre acteur important est Dupliprint.

Le livre à la demande répond à une stratégie entrepreneuriale de diminution des coûts, tout en se parant de vertus écologiques: moins de gaspillage de matière première, moins de stocks qui occupent de la place et immobilisent le capital.

Enseignements

Que dire en définitive de cette évolution du livre à la demande?

  1. La force symbolique du livre dans notre culture est telle qu’elle peut générer beaucoup d’enthousiasme, sans être toujours suivie de succès[5]. On l’a vu par exemple avec l’échec du livre numérique Cytale, dont l’aventure entrepreneuriale se situe aussi autour des années 2000 (cf blog…).

A l’origine, l’Espresso Book Machine est conçue au service d’une utopie: permettre aux libraires de devenir les acteurs d’un accès universel aux livres. Mais cette démarche s’est effacée au profit d’une dimension industrielle et commerciale: l’optimisation des stocks et des délais. Le livre à la demande est un procédé dont le lecteur n’est pas conscient. Il doit d’ailleurs être suffisamment élaboré pour que le client ne voie aucune différence entre un exemplaire produit de cette façon ou de manière traditionnelle.

 2. L’imprimé conserve un statut considérable, surtout en France, où les ebooks sont tenus pour des ersatz de livres. Il n’est pas étonnant que Gutenberg One soit une invention française: son créateur Hubert Pédurand, après un voyage aux Etats-Unis où il fait connaissance de l’EBM, dit clairement: “Je suis alors convaincu que la France peut faire mieux.” (L’Yonne Républicaine, 14.12.2021).

Un autre acteur de l’impression à la demande, Norbert Legait de Dupliprint exprime bien cette différence de statut: “En France, on nous commande trois cents formats différents ! Aux Etats-Unis, ils en ont une poignée.”

En fin de compte, l’impression à la demande représente le triomphe de la rationalité économique. Il est devenu un outil industriel au service du livre imprimé, auquel on cherche à préserver à tout prix son prestige.

[1] Première mondiale est une notion usurpée: François Bon raconte une expérience semblable en 1995 au Banquet du Livre de l’Abbaye de Lagrasse (Aude).

[2] “Le nouvel âge du livre”, Le Débat, n. 105, 1999, p 176‑184.

[3] eBooks on Demand (EOD). EOD est un réseau de 40 bibliothèques européennes. L’utilisateur peut demander un fichier PDF ou, moyennant un supplément, un fac-similé papier.

[4] “What It Would Take to Disrupt the Publishing Industry”, Publisher’s Weekly, 08.10.2021

[5] François Bon, infatigable défricheur du libre numérique et observateur aiguisé de ce milieu a la remarque la plus juste en convient volontiers: ” nous n’avons jamais pu conquérir pour le livre numérique la valeur symbolique attachée à l’objet imprimé” . https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4376

De la valeur de l’écrit

De la valeur de l’écrit

Boîte d’échange de livres dans un quartier de Genève

Un reportage passionnant du Monde publié le 4 août a révélé la découverte de manuscrits de Louis-Ferdinand Céline. Au-delà des épisodes rocambolesques qui sont relatés, cet article nous intéresse car il illustre bien les facteurs qui procurent de la valeur à un écrit.

Les facteurs essentiels sont le fait d’être inédit et d’être original. En revanche la nature du support importe peu. Quant à la renommée de l’auteur, elle agit comme un amplificateur de cette valeur: un auteur inconnu attirera évidemment moins d’intérêt.

Caractère inédit et originalité

Les manuscrits de Céline sont inédits: aucune divulgation de leur contenu n’a déjà été faite. Leur dernier dépositaire – avant qu’ils ne soient remis aux ayants droit de Céline cet été – les a lus, triés, recopiés sur traitement de texte, mais ne les jamais montrés. Certains documents sont des états intermédiaires de livres qui ont été publiés, comme le manuscrit de Mort à crédit. Mais ce manuscrit était parfaitement inconnu, et représente donc un vif intérêt pour les spécialistes qui pourront étudier la genèse et les circonstances de création de cette œuvre.

Le second caractère est l’originalité du texte, au sens où le précise la législation sur le droit d’auteur: le fait d’être l’expression de la pensée propre d’une personne[1]. Des manuscrits constitués de livres de compte ou autres écrits de nature utilitaire, même de la main de Céline, seraient une déception. De tels documents pourraient conserver un intérêt par exemple pour mieux connaître la vie de l’auteur au quotidien, ou de façon générale la société française à l’époque, mais n’apporterait rien sur le plan de ses idées.

Le caractère inédit et l’originalité des manuscrits découverts forment donc pour l’essentiel la valeur de la découverte. Tout d’un coup, le corpus célinien s’enrichit d’un apport considérable qui va nourrir durant de nombreuses années la curiosité des spécialistes. L’ajout est tel qu’il faudra reprendre en profondeur les Œuvres complètes dans la Pléiade. On a notamment retrouvé le manuscrit d’un roman que l’on croyait perdu: Casse pipe.

L’indifférence du support

En revanche, la nature du support ne suffit pas en elle-même à conférer à l’écrit sa valeur. Ce fait est peut-être moins intuitif à saisir, car le marché des autographes est florissant. Un expert interrogé par Le Monde révélait que la valeur de ces papiers se chiffrait à plusieurs millions d’euros. Mais il faut clairement dissocier la valeur marchande de la valeur intellectuelle.

Pour le spécialiste de Céline, ce n’est pas tant le support qui importe que ce que l’auteur dit. Admettons que le dernier dépositaire ait décidé de détruire physiquement ces manuscrits après les avoir retranscrits ou les avoir scannés. L’accès à cette transcription ou à ces reproductions suffiraient à combler les spécialistes. C’est d’ailleurs la pratique habituelle dans les bibliothèques patrimoniales ou les services d’archives: les chercheurs travaillent sur des reproductions numériques envoyées par email ou disponibles sur le Web, dans la mesure où elles permettent de prendre connaissance de la pensée de l’auteur. Nul besoin pour cela d’accéder au document original.

Au-delà des spécialistes, le peu d’importance du support est très bien représentée par les boîtes d’échange de livres qui fleurissent dans nos villes. Ce dispositif fait circuler les textes dans un cadre non marchand, en favorisant la mise en contact des livres avec les habitants. Les livres sont déposés dans des caissettes à tous vents, ils peuvent très bien disparaître ou être détruits. Cette perte n’a pas de grave conséquence, tout au plus privera-t-elle la rencontre d’un lecteur ou d’une lectrice avec une œuvre. En aucun cas elle ne met l’œuvre en danger de disparition. Car contrairement aux manuscrits de Céline, il n’est pas question de textes inédits, mais de textes publiés à de nombreux exemplaires, conservés notamment dans les bibliothèques ou reproduits sur Internet.

Qu’en conclure ?

La valeur intellectuelle des écrits révélés tient à leur caractère inédit, qui leur confère un intérêt inestimable. On frémit à la pensée des multiples dangers qu’ont couru ces textes, et qui auraient pu empêcher à jamais de les faire connaître, avant qu’ils n’aboutissent en lieu sûr [2]… Cependant, une fois édités, leur contenu intellectuel sera préservé et disponible, même si le manuscrit original venait à disparaître. Une fois le manuscrit publié et connu, sa valeur intellectuelle n’est pas plus importante aux yeux du spécialiste que sa reproduction ou sa transcription. S’il garde une valeur marchande, c’est pour une autre raison: la notoriété de l’auteur attire les collectionneurs, qui convoitent le manuscrit comme un témoignage ou une relique.

[1] La Loi sur le droit d’auteur suisse définit l’œuvre ainsi (art. 2, al. 1): “Par œuvre, quelles qu’en soient la valeur ou la destination, on entend toute création de l’esprit, littéraire ou artistique, qui a un caractère individuel.” https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1993/1798_1798_1798/fr

[2] Le manuscrit de Mort à crédit  devrait rejoindre les collections de la Bibliothèque nationale de France.

Essor, apogée et déclin d’une librairie

Essor, apogée et déclin d’une librairie

La librairie Gibert Jeune, une institution disparue… (image wikipedia)

Gibert Jeune à Paris, c’est donc fini! Ailleurs, c’est tristement banal, mais dans cette grande capitale culturelle, une telle librairie qui ferme, c’est choquant. Par sa masse critique, son attraction, sa population et sa structure sociologique, ses nombreuses écoles et facultés, s’il y a une ville qui semblait en mesure d’échapper à ces disparitions c’est bien Paris. Et bien non, Paris n’est pas immunisée contre la reconfiguration du marché du livre, même lorsque cela concerne un lieu aussi “emblématique”.

Un long article dans  Le Monde du 24.02.2021 fournit à cela plusieurs sortes d’explications.

Facteurs conjoncturels

Un concours de circonstances négatives aurait achevé de fragiliser l’entreprise: les manifestations de Gilets jaunes pendant de nombreux samedis, la fermeture de la station de métro pour travaux, puis, bien sûr, une pandémie… La faute à la malchance peut-on penser. Mais ce que ces faits révèlent avec netteté, c’est l’extrême dépendance de cette librairie avec la population circulant dans le quartier. Les responsables ont peut-être été trop confiants dans ce vivier humain, sans imaginer que les passants puissent devenir plus rares.

Cette illusion a pu être entretenue par le souvenir de la grande époque, lorsqu’il fallait canaliser la foule et embaucher une armée de jeunes intérimaires à l’occasion des rentrées scolaires. Mais à ces causes conjoncturelles s’ajoutent des changements plus structurels, tout aussi négatifs dans leurs effets : plusieurs campus ont migré en banlieue, avec leurs cortèges d’étudiants et d’enseignants.

Dédain pour la technique

Une autre raison évoquée par Le Monde corrobore ce défaut d’anticipation: le manque d’intérêt pour l’informatisation. Il semble pourtant évident que cet outil est l’allié incontournable du libraire! Rien de plus efficace n’a encore été inventé pour chercher et retrouver un titre parmi des millions de références, qu’il s’agisse de livres neufs ou d’occasion dont Gibert Jeune s’est fait une spécialité. L’entreprise regorgeait d’employés extrêmement pointus dans leur domaine. Accompagnés par une bonne informatique, ils auraient été absolument imbattables.

Autre handicap, du même ordre, qui ne pardonne pas: Gibert Jeune a raté le tournant du Web et de la présence en ligne. Ce n’est que très – trop – tard, qu’un plan de digitalisation est envisagé, lorsque Gibert Jeune est repris par les “cousins”, la librairie Gibert Joseph.

E-commerce

Autre pays, autre contexte : le hasard de l’actualité (Le Temps du 28.02.2021) me fait découvrir que le groupe Payot Libraire qui irrigue la Suisse romande a réalisé une bonne année 2020. Le nouveau et vaste magasin dans le centre de Genève se révèle être une bonne affaire. Et la fermeture au printemps 2020 des magasins physiques a dopé les ventes en ligne sur le site que l’entreprise avait mis en place, malgré le poids écrasants des géants du domaine. Là aussi il s’agit d’une enseigne historique, dont les fondations remontent au 19e siècle.

Essor, apogée, déclin. Les situations ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Il ne s’agit évidemment pas de stigmatiser les perdants ou d’encenser les gagnants. Mais dans la vie difficile d’une librairie, prise entre les mutations du savoir et une crise sanitaire qui exige la diminution des circulations humaines, certains non-choix, comme celui d’occulter l’informatique, semblent avoir des conséquences redoutables.

Crise et gratuité

Crise et gratuité

La crise soudaine met à mal de larges pans de nos économies. L’édition n’y échappe pas. C’est pourquoi il semble un peu paradoxal que les actions en faveur de la gratuité des contenus aient fleuri dans tous les secteurs de la branche:

  1. Conscient de l’importance d’une information de qualité accessible, des journaux comme Le Temps ou Heidi News mettent en ligne de nombreux articles gratuits concernant le virus.
  2. On trouve également des éditeurs qui dans une démarche citoyenne et en raison de la difficulté de se procurer des livres, offrent en téléchargement libre un choix de titres. C’est plutôt le cas de petites structures, comme les Editions Agone spécialisées en politique et sciences sociales ou les Editions des Sables à Genève, mais également de grandes maisons comme Gallimard qui libère de courts textes de sa série “Tracts”.
  3. Même les grands éditeurs scientifiques internationaux, seul segment ultra-profitable de la branche, ont décidé de permettre l’accès gratuit à la littérature en virologie, mais aussi dans d’autres domaines, afin d’aider les chercheurs confinés à la maison et privés des accès professionnels dont ils disposent au bureau[1].

Bien sûr, ces mesures sont exceptionnelles, dans une situation qui ne l’est pas moins. C’est probablement pour cela qu’elles sont mises en place: elles ne dureront que le temps de la pandémie, car à long terme elles seraient suicidaires, mais elles auront peut-être permis de capter l’attention de façon durable.

Pour autant, cette gratuité, même temporaire, révèle les fortes tensions que le prix du livre numérique a toujours suscité. Au-delà de la démarche vertueuse, offrir la gratuité est peut-être aussi reconnaître que l’ebook ne mérite pas son prix habituel, car l’amateur sait très bien que son coût de fabrication, contrairement celui de l’impression papier, est marginal.

Cette action est donc assez curieuse, alors que la situation sanitaire fragilise encore davantage l’économie du livre (fermeture du marché) et de la presse (baisse historique des recette publicitaires). Seul le secteur de l’édition scientifique et technique ne souffre pas, car il repose sur un marché captif et que la recherche, notamment biomédicale, est florissante dans le monde. Souvent décriées pour leur position monopolistique, les entreprises profitent des circonstances pour redorer leur image, en participant à l’effort commun.

Pour la presse, c’est une forme de sacrifice: l’information de qualité, fiable, a une valeur irremplaçable en temps de crise. Tout le monde doit pouvoir en profiter, même si les recettes ne suivent pas. Cette position méritoire ne peut évidemment pas être maintenue à long terme, à moins que la presse écrite ne reçoive des aides étatiques, comme la redevance pour les médias audiovisuels. Ce ne serait pas entièrement illogique, étant donné les tendances à la convergence de tous les médias sur Internet. Mais cela est un autre débat.

Pour la littérature générale, le message est encore plus ambigu: c’est d’abord un signal, nous – éditeurs, auteurs – existons. A cet égard cela fait penser aux comédiens, artistes du spectacle vivant qui, privés de scène, présentent leurs clips sur les réseaux. Le message dit aussi: vous ne nous trouvez plus en librairie, mais via Internet nous restons accessibles! Le hic, c’est que la plupart des éditeurs et des auteurs ne désirent pas vraiment que le numérique réussisse. Ils tablent tous sur le seul livre physique comme pilier de leur rémunération.

C’est effectivement actuellement le cas, et c’est aussi leur pari à long terme.

[1] Le consortium Couperin qui assure la fourniture de ressources électroniques pour les universités et la recherche en France, tient à jour un tableau très complet de ces accès momentanément gratuits.

L’open access : l’avenir du livre savant?

L’open access : l’avenir du livre savant?

Amiel, Journal manuscrit, 1839
Amiel, Journal, édition imprimée 1976

L’édition annotée du Journal intime d’Henri Frédéric Amiel (1821-1881) à L’Age d’homme est protégée par le droit d’auteur (à droite, tome premier, 1976)
En revanche le texte du manuscrit est dans le domaine public:  première page du Journal intime, lundi 24 juin 1839 (à gauche, Bibliothèque de Genève, Ms. fr. 3001a)

Il y a quelques mois, le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) publiait une étude sur l’impact de l’open access sur les monographies scientifiques en suisse [1].
L’open access semble un mot magique. Il symbolise le combat des forces publiques contre les puissances commerciales, une noble cause – l’accès pour tous aux résultats de la science – contre le profit, une revanche pour les bibliothèques.
L’histoire de l’open access est déjà longue: si l’expression n’apparaît qu’au début du 21e siècle, le principe est mis en œuvre au moins depuis 1991, date à laquelle Paul Ginsparg crée pour la communauté des physiciens ArXiv, un serveur de pré-publications (“tapuscrits numériques”) en libre accès.
Le mouvement véhicule quelques idées couramment admises:

  • L’open access concerne avant tout les disciplines STM (sciences, techniques et médecine). Les SHS (sciences humaines et sociales) n’ont été concernées que plus tardivement et dans une proportion moindre.
  • L’open access s’intéresse essentiellement aux articles de périodiques, mode privilégié de la communication scientifique, moins aux monographies.
  • Le coût des publications STM est globalement bien plus élevé que celles des SHS. Elles sont accaparées par des sociétés monopolistiques et extrêmement profitables, alors que les éditeurs en sciences humaines et sociales sont souvent des structures de petites dimensions, ne visant pas à maximiser leur profit, mais souhaitant simplement rentrer dans leurs frais en voulant diffuser la connaissance.

Cela conduit à un état de fait un peu paradoxal: les publications en open access sont d’abord le fait de domaines très pointus et techniques, et par conséquent inintéressants pour la plupart des citoyens. Au contraire, les sciences humaines, les plus susceptibles de rencontrer un intérêt au sein d’un large public, sont encore rétives et moins avancée dans les démarches open access.
Historiquement, le FNS a financé les coûts de production et d’impression de monographies. C’est le cas par exemple de ce monument de la littérature de soi qu’est le Journal intime, d’Amiel, publié en 12 épais volumes par l’Age d’homme de 1976 à 1992 [2]. Le FNS en édictant en 2014 de nouvelles règles relatives au libre accès des publications issues de la recherche a suscité un vif émoi et une pétition, notamment de la part des éditeurs en SHS[3]. Ceux-ci ont accusé l’institution de tuer le tissu éditorial en science humaine, déjà fragilisé par la diminution des tirages, ce que l’historien du livre américain Robert Darnton avait signalé dès 1999[4]. Ils ont mis en avant leur rôle essentiel, pour rendre accessibles plus largement des travaux universitaires et le fait qu’ils représentant un pilier de la démocratie, favorisant le débat citoyen au même titre que la presse. Pour espérer rentrer dans leurs frais ils ont absolument besoin d’avoir au moins pour un certain temps une exclusivité de diffusion commerciale. Pour les livres, le FNS accorde à l’éditeur un maximum de 24 mois, avant l’obligation de l’open access.
Dans son étude, le FNS a voulu savoir si oui ou non l’open access est véritablement nuisible pour l’édition. Concrètement, l’organisme a étudié l’évolution de la diffusion de monographies disponibles dès leur publication à la fois en librairie et en version électronique gratuite (open access). Parallèlement un échantillon de contrôle est représenté par des livres disponibles sous forme imprimée ou numérique, mais exclusivement de façon payante.

Des constats attendus

Certaines observations ne surprennent pas trop: le meilleur allié pour assurer une visibilité en ligne des publications est Googles Livres (p. 28). Il y a y également plus d’activités en ligne sur les documents qui s’y trouvent en accès libre que pour les autres (p. 30).

L’utilisation dépend beaucoup de la langue dans laquelle les livres sont écrits. Les livres concernés par l’étude du FNS, écrits en allemand et en français bénéficient d’une forte utilisation sur la plate-forme OAPEN, qui contient une majorité d’ouvrages en anglais provenant de toute l’Europe.

Multiplier les plates-formes (institutionnelles, Google Livres…) sur lesquels se trouvent les livres en open access améliore grandement leur audience internationale.

Mais en ce qui concerne l’influence sur les ventes d’imprimés, contre toute prévision pessimiste des éditeurs, rendre disponible un livre de science humaine en open access n’a aucune d’incidence sensible sur les ventes en librairie. Les connaisseurs s’y attendaient, car les résultats d’études similaires menées précédemment aux Pays-Bas et au Royaume Uni allaient dans ce même sens.

En revanche, et dans tous les cas, les ventes diminuent fortement au-delà de 12 mois après la publication.

Le point de vue des auteurs

L’enquête s’est aussi intéressée aux chercheurs qui produisent les textes et à leurs attentes. Plutôt jeunes, ils lisent fréquemment des ebooks scientifiques, plutôt sur micro-ordinateur que sur liseuse. Cette remarque semble confirmer que la distinction entre les modes de lecture savante et de divertissement se retrouve dans l’univers numérique, avec des supports clairement différenciés. Ces auteurs connaissent bien les publications en open access et en apprécient les buts: elles conjuguent efficacité financière, bonne diffusion et communication aisée avec la communauté.

Pour autant les chercheurs ne souhaitent pas la fin de la version imprimée. Ils pensent que l’open access ne la fera pas disparaître, mais que les tirages vont chuter. Toutefois cette baisse ne sera pas imputable à l’open access, mais à une évolution plus fondamentale et beaucoup plus ancienne.

Une expérience fructueuse en open access, crée un cycle vertueux : mieux on le connaît, plus on souhaite son extension et plus on le fait savoir.

L’open access – et partant, le numérique – renforce le décalage entre édition scientifique et édition “grand public” : les chercheurs ont admis que l’open access est plus prometteur pour leur carrière que des livres imprimés qui leur procurent de toute façon une faible rémunération, peu significative d’ailleurs puisqu’ils sont déjà payés par leur organisme. Mais pour les écrivains, les ventes d’exemplaires sont cruciales, car leurs revenus en dépendent.

Le point de vue des maisons d’édition

Les maisons d’édition ont aussi été interrogées dans le cadre de l’étude. Elles doivent d’abord comprendre comment fonctionne l’open access, dont elles ont encore souvent une vision négative. Surtout, elles doivent pour s’y rallier élaborer un modèle commercial plus complexe, intégrant non seulement les calculs appliqués au livre imprimé, mais aussi  des “Book Processing Charges” soit des taxes forfaitaires payées par l’auteur ou son institution pour être publié en open access.

Il va de soi a fortiori que les éditeurs considèrent avec scepticisme et réticence la fourniture de livres imprimés à la demande ou BOD (book on demand), bien qu’on parle de ce procédé prometteur depuis une vingtaine d’années. Aucun plan commercial fiable ne peut s’appliquer à un tel modèle.

Le rôle des bibliothèques

On le sait, les bibliothèques défendent très majoritairement l’open access. Il s’agit pour elles d’une alternative – enfin – au chantage financier des multinationales de l’édition scientifique qui ont réussi à conjuguer tournant numérique avec profit. C’est également le modèle qui leur correspond le mieux: fournir à tous et gratuitement des accès au savoir. Elles peuvent également exercer leurs talents dans la gestion de métadonnées, ainsi que, de plus en plus, sensibiliser et conseiller les auteurs académiques en matière de publication scientifique.

La spécificité du livre

Que révèle l’open access sur le livre ?

Nous empruntons le commentaire de Sandro Cattacin, professeur à l’Université de Genève, recueilli par le rapport OAPEN-CH:

Un livre est plus qu’un article: c’est une ressource à haute complexité qu’un article ne remplacera jamais, avec une longévité incomparable. Le libre accès aux livres est une question d’accès à de la recherche de qualité. Par la diffusion de ce savoir en libre accès, nous permettons d’avancer ensemble, sans distinction si l’on est pauvre ou riche, si l’on est du monde scientifique ou non.

Le livre physique continuera à exister et gagnera même en valeur en devenant un objet émotionnel plus qu’un simple outil de travail. J’achète un livre quand je veux le toucher, le lire sur mon chevet, à la plage – indépendamment du fait qu’il soit en libre accès ou non. (p. 65)

La forme d’un livre (physique ou numérique) n’a évidemment pas d’importance du point de vue de sa richesse cognitive. Mais la valeur du livre dépasse celle d’un article, parce qu’il s’agit d’un effort de synthèse supérieur.

On voit cependant se développer la distinction entre lecture savante et lecture de divertissement. En 2018, une génération après le triomphe du web et de la communication numérique, il est encore courant d’estimer que si le numérique est incomparablement plus pratique dans le premier cas, l’imprimé est infiniment plus adéquat dans le second. Si pour la communauté scientifique, l’imprimé décline, ce n’est pas le cas dans le grand public. On nous dit même qu’aux Etats-Unis, royaume d’Amazon et de son Kindle, la part de marché de l’ebook reculerait.

Le chemin vers le tout numérique est tellement long qu’il semble bien que le livre imprimé soit garanti d’une certaine éternité… Il y a 20 ans, bien avant les tablettes, l’acceptation de la lecture numérique était plus restreinte, confinée à des textes courts de quelques pages en raison de la fatigue oculaire générée par les écrans.  Mais si c’étaient d’autres facteurs qui conduisaient à sa perte? Ne parlons pas ici de la concurrence entre littérature générale et autres formes de loisirs.

Deux chercheurs canadiens, Delphine Lobet et Vincent Larivière, reviennent sur la “mort du livre savant”[5] . Au-delà de l’argument financier (“crise des périodiques”, cupidité des éditeurs qui contraignent les budgets d’acquisition de monographies), ils se tournent vers une “crise d’usage”. “Les livres ne seraient pas victimes de coupes budgétaires, mais du désintérêt des universitaires”. Cette hypothèse est corroborée par l’étude quantitative des citations: dans toutes les disciplines, la proportion des références à des livres diminuent par rapport aux références à des articles de périodiques. En examinant ce ratio depuis 1980, les auteurs constatent que le déclin des livres coïncide avec l’apparition du numérique, dans les années 1995-2000. Pour les auteurs, il n’y a pas de doute: les articles sont massivement numériques et facilement accessibles, beaucoup plus que les livres. Avec le temps, l’effet s’amplifie: moins visibles, les monographies seront toujours moins citées.

Pour ce qui est des “belles lettres” (littérature, histoire, art), le déclin toutefois est à peine sensible. Il n’est pas étonnant que les éditeurs dans ce domaine soient peu enclins à changer de modèle.

[1] Eelco Ferwerda, Ronald Snijder, Brigitte Arpagaus, Regula Graf, Daniel Krämer, et Eva Moser. OAPEN-CH – Impact de l’Open Access sur les monographies scientifiques en Suisse. Un projet du Fonds national suisse (FNS). Berne: Fonds national suisse de la recherche scientifique, avril 2018. https://doi.org/10.5281/zenodo.1220597

[2] La base de données P3 du FNS tient le registre des financements accordés : http://p3.snf.ch/Default.aspx?query=amiel

[3] Eliane Kurmann, et Enrico Natale. “L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse”. Traverse, revue d’histoire, no 3, 2014, p. 135‑46. http://www.revue-traverse.ch/downloads/zusatzmaterial/2014_3_natale_kurmann.pdf

[4] Robert Darnton, “Le nouvel âge du livre”. Le Débat, n° 105, 1999, p. 176‑84.

[5] Delphine Lobet, et Vincent Larivière, La mort des livres dans les sciences humaines et sociales, et en arts et lettres?,  Association francophone pour le savoir (ACFAS), 14 juin 2018. http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2018/06/mort-livres-sciences-humaines-sociales-arts-lettres

Librairies et bibliothèques, un destin identique?

Librairies et bibliothèques, un destin identique?

Bibliothèque de l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève

La Ville de Genève a publié les résultats d’une enquête sur le public de ses bibliothèques.[1] Son principal intérêt est de livrer un avis récent de la population genevoise sur les bibliothèques publiques, solidement fondé sur un échantillonnage important. Les résultats ne surprennent pas vraiment les professionnels mais confortent leurs observations. Les usagers ont été interrogés au cours de l’automne 2016. Les non-usagers – il peut s’agir d’ex-usagers qui ne fréquentent plus la bibliothèque après leur formation – ont également été sondés à la même période, mais selon une méthode et des questions spécialement adaptées.

Nous disposons en parallèle d’une autre enquête assez récente portant sur les pratiques d’achat de livres en Suisse romande.[2] Les consommateurs de livres ont été interrogés à l’automne 2014 et la région genevoise est particulièrement bien représentée. Les résultats ont été exposés au Salon du livre et de la presse de 2016.

Les enquêtes autour du livre et de ses usages ne sont pas si fréquentes en Suisse. Une raison en est leur coût, qui peut atteindre facilement un montant à plusieurs zéros. Ces deux études sortant à des moments relativement rapprochés, il est possible de les comparer. Y aurait-il des traits communs dans les pratiques et les attentes vis-à-vis des librairies et des bibliothèques? Les usagers des unes sont-ils également clients des autres? Et quels liens voient-ils entre l’espace tangible des bibliothèques et les documents impalpables que sont les livres numériques?

Le public

Les personnes qui apprécient le contact avec les livres fréquentent généralement autant les librairies que les bibliothèques. L’appétence pour les livres stimule l’usage de tous les lieux qui les mettent en valeur. Les lecteurs hautement diplômés sont surreprésentés dans le public des bibliothèques, toutefois certains préfèrent acheter les volumes. C’est d’ailleurs la première raison invoquée par ceux qui déclarent ne pas les fréquenter. L’étude sur les habitudes d’achat corrobore cela. Elle montre que les personnes qui achètent plus de 20 livres par an sont pour 60% au bénéficie d’une formation supérieure. Pour une frange de cette population, au pouvoir d’achat élevé, la bibliothèque n’est pas nécessaire pour assouvir sa soif de lecture.

Il aurait été intéressant de pouvoir comparer bibliothèques et librairies sous l’angle du genre. En effet les bibliothèques sont fréquentées en majorité par des femmes. Elles représentent 69% du public des Bibliothèques municipales, 68% à la Bibliothèque d’art et d’archéologie, 64% à la Bibliothèques musicale. La différence est moins significative dans une bibliothèque patrimoniale comme la Bibliothèque de Genève (54% d’utilisatrices). Les femmes sont-elles également plus nombreuses dans les librairies? L’étude de la HEG ne permet pas de le vérifier, car le panel des personnes interrogées est représentatif de la structure de la population suisse et non du public effectif qui se rend dans les librairies. Il faudrait pour y parvenir procéder à des comptages sur place ou se baser sur des fichiers clients.

On peut cependant supposer que les femmes là aussi prédominent. La dernière enquête française menée par le Ministère de la culture sur les pratiques culturelles des Français, en 2008, le confirme [3]. La féminisation de la lecture ressort nettement, qu’il s’agisse de la lecture régulière (18% des femmes contre 13% des hommes) ou de l’inscription en bibliothèque (22% des femmes contre 13% des hommes).

Les attentes

Les attentes vis-à-vis des bibliothèques ou des librairies sont très proches. En bibliothèque comme en librairies, les lecteurs plébiscitent le fait de disposer d’un assortiment riche et diversifié. Les souhaits sont également semblables quant à l’atmosphère du lieu. Il va de soi que la bibliothèque se doit d’être un endroit agréable tout en favorisant des activités plus multiples. Cette attente est forte pour les librairies. A l’instar d’autres secteurs marchands qui souffrent de la concurrence d’Internet, les librairies doivent offrir une “expérience” utilisateur, proposer un espace café et de la convivialité.

Ces exigences quant à la diversité et à la qualité des lieux ont paradoxalement pour origine les habitudes numériques. Le public estime – à tort ou à raison – qu’Internet offre une richesse documentaire considérablement plus large qu’une bibliothèque, aussi grande soit-elle, et permet d’acquérir des livres papier ou numériques parmi un choix bien plus large que dans n’importe quelle librairie en ville. Sans surprise, Amazon est la librairie en ligne préférée des Romands et capte 79% des utilisateurs. Ce pionnier du commerce en ligne a mis en pratique depuis longtemps le principe de la “longue traîne”, théorisée en 2004.[4] Cette forte notoriété est alimentée par une commodité d’accès et une efficacité redoutables, au détriment des acteurs régionaux: la plate-forme web de Payot, principale chaîne de librairies en Suisse romande n’est utilisée que par 14% des acheteurs en ligne.

Et le livre numérique?

Nous avons relevé à plusieurs reprises dans ce blog combien la mutation numérique du livre diffère de celle de la musique ou de la vidéo. Ce décalage est me semble-t-il bien perceptible dans le prisme des deux enquêtes. Les utilisateurs peinent à voir les bibliothèques comme fournissant des ressources numériques. Tant pour les bibliothèques municipales que scientifiques, les ressources immatérielles sont peu mentionnées comme constitutives du “cœur de métier” de l’institution, à l’inverse du livre papier. Cela ne veut pas dire que le numérique n’a pas sa place dans les bibliothèques. Au contraire, il y joue déjà un rôle considérable qui va en se renforçant. Mais quand on interroge les utilisateurs à propos des institutions, la première image mentale qui leur vient est celle des bâtiments présents dans la cité, conduisant à évoquer en priorité des prestations matérielles ou des interactions humaines.

De manière assez semblable, les ebooks peinent à se montrer comme une offre accessible dans les librairies. Certains clients imaginent que les libraires devraient pouvoir donner des conseils puis réaliser des achats aussi bien physiques qu’électroniques. La vente d’ebooks en magasin est une proposition qui a été formulée depuis plusieurs années, sans avoir pu néanmoins se concrétiser.

Les personnes qui ont besoin de ressources numériques pour des raisons professionnelles tâchent d’en disposer sur leur lieu de travail. Un cabinet d’avocats va s’abonner aux bases de données de jurisprudence. C’est le cas aussi de la communauté universitaire, par le biais des bibliothèques. Cela pourrait expliquer pourquoi les utilisateurs des bibliothèques scientifiques sont 48% à s’en servir, contre 20% seulement pour ceux des bibliothèques municipales.

Dans le domaine académique, l’usage numérique est devenu la norme. ll est cependant très difficile pour les bibliothèques de rendre tangibles leurs ressources immatérielles auprès du grand public, même lorsqu’elles en sont à l’origine. Une ressource comme Interroge, produite par les bibliothèques, est référencée dans les moteurs de recherche généralistes, ce qui est fort utile mais ne permet pas de faire le lien avec les institutions. Les bibliothèques enrichissent le contenu du Web de façon considérable et certainement mésestimée par les personnes interrogées, qui ont tendance à considérer Internet et les ressources numériques des bibliothèques comme des choses tout à fait distinctes. Pourtant, dans la pratique, elles sont complètement inter-reliées.

La bibliothèque: modèle de l’économie du Web

L’économie du web qui privilégie l’accès aux biens culturels plutôt que leur possession remet à l’honneur le modèle de la bibliothèque traditionnelle fondé sur la collection et le prêt. La différence, importante, repose sur le mode de financement. La bibliothèque est financée par l’ensemble de la collectivité via l’impôt. En retour chaque membre voit ses possibilités de lecture considérablement élargies, moyennant une faible contribution. Le grand écrivain et directeur de la Bibliothèque nationale d’Argentine, Alberto Manguel, expliquait au Monde (14.07.2005) qu’il avait réuni toute sa bibliothèque personnelle dans un ancien presbytère poitevin. Il estime sa taille entre 30 et 50’000 livres. C’est beaucoup, mais qu’est-ce comparé aux 300’000 items que comptent les bibliothèques municipales ou aux 3 millions des bibliothèques scientifiques de Genève ?

Il y a un fossé entre le livre papier et numérique dans le domaine de la “lecture loisir”. Les consommateurs sont moins enclins à acheter des ebooks que des livres imprimés, car l’objet leur importe. Comme le relève les Habitudes d’achat de livres en Suisse romande, le modèle économique du livre numérique n’est pas compris par les consommateurs, qui s’attendent à une démarque importante par rapport au livre papier. Pour ces raisons, l’offre d’ebooks grand public pour les bibliothèques est encore limitée et peu considérée.

Ces deux enquêtes, par un effet de loupe, dessinent un univers de la lecture conventionnelle dominé par l’imprimé, qui reste l’archétype. Le mot “livre” évoque naturellement l’image d’un objet matériel. Cette impression rétinienne est si forte que les contenus numériques, pourtant considérables, semblent hors du champ.

[1] Massimo Sardi et Urs Aellig, Etude sur les usages des bibliothèques du Département de la culture et du sport de la Ville de Genève – enquête auprès des usagers actifs et des non-usagers. Etude N° 16.0465″, Lausanne, Link, 08.06.2017. http://www.ville-geneve.ch/fileadmin/public/Departement_3/Rapports/Rapport_Bibliotheques_ville-de-geneve.pdf

[2] Françoise Dubosson, Les habitudes d’achats de livres en Suisse romande, Genève, Haute école de gestion, 04.2016. http://ge.ch/culture/media/localhost.dipcultureinternet/files/achat_livres_sr_avril_16_0.pdf

[3] Les pratiques culturelles des Français. http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr

[4] Chris Anderson, “The Long Tail”, Wired Magazine, October 2004. https://www.wired.com/2004/10/tail