L’open access : l’avenir du livre savant?

L’open access : l’avenir du livre savant?

Amiel, Journal manuscrit, 1839
Amiel, Journal, édition imprimée 1976

L’édition annotée du Journal intime d’Henri Frédéric Amiel (1821-1881) à L’Age d’homme est protégée par le droit d’auteur (à droite, tome premier, 1976)
En revanche le texte du manuscrit est dans le domaine public:  première page du Journal intime, lundi 24 juin 1839 (à gauche, Bibliothèque de Genève, Ms. fr. 3001a)

Il y a quelques mois, le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) publiait une étude sur l’impact de l’open access sur les monographies scientifiques en suisse [1].
L’open access semble un mot magique. Il symbolise le combat des forces publiques contre les puissances commerciales, une noble cause – l’accès pour tous aux résultats de la science – contre le profit, une revanche pour les bibliothèques.
L’histoire de l’open access est déjà longue: si l’expression n’apparaît qu’au début du 21e siècle, le principe est mis en œuvre au moins depuis 1991, date à laquelle Paul Ginsparg crée pour la communauté des physiciens ArXiv, un serveur de pré-publications (“tapuscrits numériques”) en libre accès.
Le mouvement véhicule quelques idées couramment admises:

  • L’open access concerne avant tout les disciplines STM (sciences, techniques et médecine). Les SHS (sciences humaines et sociales) n’ont été concernées que plus tardivement et dans une proportion moindre.
  • L’open access s’intéresse essentiellement aux articles de périodiques, mode privilégié de la communication scientifique, moins aux monographies.
  • Le coût des publications STM est globalement bien plus élevé que celles des SHS. Elles sont accaparées par des sociétés monopolistiques et extrêmement profitables, alors que les éditeurs en sciences humaines et sociales sont souvent des structures de petites dimensions, ne visant pas à maximiser leur profit, mais souhaitant simplement rentrer dans leurs frais en voulant diffuser la connaissance.

Cela conduit à un état de fait un peu paradoxal: les publications en open access sont d’abord le fait de domaines très pointus et techniques, et par conséquent inintéressants pour la plupart des citoyens. Au contraire, les sciences humaines, les plus susceptibles de rencontrer un intérêt au sein d’un large public, sont encore rétives et moins avancée dans les démarches open access.
Historiquement, le FNS a financé les coûts de production et d’impression de monographies. C’est le cas par exemple de ce monument de la littérature de soi qu’est le Journal intime, d’Amiel, publié en 12 épais volumes par l’Age d’homme de 1976 à 1992 [2]. Le FNS en édictant en 2014 de nouvelles règles relatives au libre accès des publications issues de la recherche a suscité un vif émoi et une pétition, notamment de la part des éditeurs en SHS[3]. Ceux-ci ont accusé l’institution de tuer le tissu éditorial en science humaine, déjà fragilisé par la diminution des tirages, ce que l’historien du livre américain Robert Darnton avait signalé dès 1999[4]. Ils ont mis en avant leur rôle essentiel, pour rendre accessibles plus largement des travaux universitaires et le fait qu’ils représentant un pilier de la démocratie, favorisant le débat citoyen au même titre que la presse. Pour espérer rentrer dans leurs frais ils ont absolument besoin d’avoir au moins pour un certain temps une exclusivité de diffusion commerciale. Pour les livres, le FNS accorde à l’éditeur un maximum de 24 mois, avant l’obligation de l’open access.
Dans son étude, le FNS a voulu savoir si oui ou non l’open access est véritablement nuisible pour l’édition. Concrètement, l’organisme a étudié l’évolution de la diffusion de monographies disponibles dès leur publication à la fois en librairie et en version électronique gratuite (open access). Parallèlement un échantillon de contrôle est représenté par des livres disponibles sous forme imprimée ou numérique, mais exclusivement de façon payante.

Des constats attendus

Certaines observations ne surprennent pas trop: le meilleur allié pour assurer une visibilité en ligne des publications est Googles Livres (p. 28). Il y a y également plus d’activités en ligne sur les documents qui s’y trouvent en accès libre que pour les autres (p. 30).

L’utilisation dépend beaucoup de la langue dans laquelle les livres sont écrits. Les livres concernés par l’étude du FNS, écrits en allemand et en français bénéficient d’une forte utilisation sur la plate-forme OAPEN, qui contient une majorité d’ouvrages en anglais provenant de toute l’Europe.

Multiplier les plates-formes (institutionnelles, Google Livres…) sur lesquels se trouvent les livres en open access améliore grandement leur audience internationale.

Mais en ce qui concerne l’influence sur les ventes d’imprimés, contre toute prévision pessimiste des éditeurs, rendre disponible un livre de science humaine en open access n’a aucune d’incidence sensible sur les ventes en librairie. Les connaisseurs s’y attendaient, car les résultats d’études similaires menées précédemment aux Pays-Bas et au Royaume Uni allaient dans ce même sens.

En revanche, et dans tous les cas, les ventes diminuent fortement au-delà de 12 mois après la publication.

Le point de vue des auteurs

L’enquête s’est aussi intéressée aux chercheurs qui produisent les textes et à leurs attentes. Plutôt jeunes, ils lisent fréquemment des ebooks scientifiques, plutôt sur micro-ordinateur que sur liseuse. Cette remarque semble confirmer que la distinction entre les modes de lecture savante et de divertissement se retrouve dans l’univers numérique, avec des supports clairement différenciés. Ces auteurs connaissent bien les publications en open access et en apprécient les buts: elles conjuguent efficacité financière, bonne diffusion et communication aisée avec la communauté.

Pour autant les chercheurs ne souhaitent pas la fin de la version imprimée. Ils pensent que l’open access ne la fera pas disparaître, mais que les tirages vont chuter. Toutefois cette baisse ne sera pas imputable à l’open access, mais à une évolution plus fondamentale et beaucoup plus ancienne.

Une expérience fructueuse en open access, crée un cycle vertueux : mieux on le connaît, plus on souhaite son extension et plus on le fait savoir.

L’open access – et partant, le numérique – renforce le décalage entre édition scientifique et édition “grand public” : les chercheurs ont admis que l’open access est plus prometteur pour leur carrière que des livres imprimés qui leur procurent de toute façon une faible rémunération, peu significative d’ailleurs puisqu’ils sont déjà payés par leur organisme. Mais pour les écrivains, les ventes d’exemplaires sont cruciales, car leurs revenus en dépendent.

Le point de vue des maisons d’édition

Les maisons d’édition ont aussi été interrogées dans le cadre de l’étude. Elles doivent d’abord comprendre comment fonctionne l’open access, dont elles ont encore souvent une vision négative. Surtout, elles doivent pour s’y rallier élaborer un modèle commercial plus complexe, intégrant non seulement les calculs appliqués au livre imprimé, mais aussi  des “Book Processing Charges” soit des taxes forfaitaires payées par l’auteur ou son institution pour être publié en open access.

Il va de soi a fortiori que les éditeurs considèrent avec scepticisme et réticence la fourniture de livres imprimés à la demande ou BOD (book on demand), bien qu’on parle de ce procédé prometteur depuis une vingtaine d’années. Aucun plan commercial fiable ne peut s’appliquer à un tel modèle.

Le rôle des bibliothèques

On le sait, les bibliothèques défendent très majoritairement l’open access. Il s’agit pour elles d’une alternative – enfin – au chantage financier des multinationales de l’édition scientifique qui ont réussi à conjuguer tournant numérique avec profit. C’est également le modèle qui leur correspond le mieux: fournir à tous et gratuitement des accès au savoir. Elles peuvent également exercer leurs talents dans la gestion de métadonnées, ainsi que, de plus en plus, sensibiliser et conseiller les auteurs académiques en matière de publication scientifique.

La spécificité du livre

Que révèle l’open access sur le livre ?

Nous empruntons le commentaire de Sandro Cattacin, professeur à l’Université de Genève, recueilli par le rapport OAPEN-CH:

Un livre est plus qu’un article: c’est une ressource à haute complexité qu’un article ne remplacera jamais, avec une longévité incomparable. Le libre accès aux livres est une question d’accès à de la recherche de qualité. Par la diffusion de ce savoir en libre accès, nous permettons d’avancer ensemble, sans distinction si l’on est pauvre ou riche, si l’on est du monde scientifique ou non.

Le livre physique continuera à exister et gagnera même en valeur en devenant un objet émotionnel plus qu’un simple outil de travail. J’achète un livre quand je veux le toucher, le lire sur mon chevet, à la plage – indépendamment du fait qu’il soit en libre accès ou non. (p. 65)

La forme d’un livre (physique ou numérique) n’a évidemment pas d’importance du point de vue de sa richesse cognitive. Mais la valeur du livre dépasse celle d’un article, parce qu’il s’agit d’un effort de synthèse supérieur.

On voit cependant se développer la distinction entre lecture savante et lecture de divertissement. En 2018, une génération après le triomphe du web et de la communication numérique, il est encore courant d’estimer que si le numérique est incomparablement plus pratique dans le premier cas, l’imprimé est infiniment plus adéquat dans le second. Si pour la communauté scientifique, l’imprimé décline, ce n’est pas le cas dans le grand public. On nous dit même qu’aux Etats-Unis, royaume d’Amazon et de son Kindle, la part de marché de l’ebook reculerait.

Le chemin vers le tout numérique est tellement long qu’il semble bien que le livre imprimé soit garanti d’une certaine éternité… Il y a 20 ans, bien avant les tablettes, l’acceptation de la lecture numérique était plus restreinte, confinée à des textes courts de quelques pages en raison de la fatigue oculaire générée par les écrans.  Mais si c’étaient d’autres facteurs qui conduisaient à sa perte? Ne parlons pas ici de la concurrence entre littérature générale et autres formes de loisirs.

Deux chercheurs canadiens, Delphine Lobet et Vincent Larivière, reviennent sur la “mort du livre savant”[5] . Au-delà de l’argument financier (“crise des périodiques”, cupidité des éditeurs qui contraignent les budgets d’acquisition de monographies), ils se tournent vers une “crise d’usage”. “Les livres ne seraient pas victimes de coupes budgétaires, mais du désintérêt des universitaires”. Cette hypothèse est corroborée par l’étude quantitative des citations: dans toutes les disciplines, la proportion des références à des livres diminuent par rapport aux références à des articles de périodiques. En examinant ce ratio depuis 1980, les auteurs constatent que le déclin des livres coïncide avec l’apparition du numérique, dans les années 1995-2000. Pour les auteurs, il n’y a pas de doute: les articles sont massivement numériques et facilement accessibles, beaucoup plus que les livres. Avec le temps, l’effet s’amplifie: moins visibles, les monographies seront toujours moins citées.

Pour ce qui est des “belles lettres” (littérature, histoire, art), le déclin toutefois est à peine sensible. Il n’est pas étonnant que les éditeurs dans ce domaine soient peu enclins à changer de modèle.

[1] Eelco Ferwerda, Ronald Snijder, Brigitte Arpagaus, Regula Graf, Daniel Krämer, et Eva Moser. OAPEN-CH – Impact de l’Open Access sur les monographies scientifiques en Suisse. Un projet du Fonds national suisse (FNS). Berne: Fonds national suisse de la recherche scientifique, avril 2018. https://doi.org/10.5281/zenodo.1220597

[2] La base de données P3 du FNS tient le registre des financements accordés : http://p3.snf.ch/Default.aspx?query=amiel

[3] Eliane Kurmann, et Enrico Natale. “L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse”. Traverse, revue d’histoire, no 3, 2014, p. 135‑46. http://www.revue-traverse.ch/downloads/zusatzmaterial/2014_3_natale_kurmann.pdf

[4] Robert Darnton, “Le nouvel âge du livre”. Le Débat, n° 105, 1999, p. 176‑84.

[5] Delphine Lobet, et Vincent Larivière, La mort des livres dans les sciences humaines et sociales, et en arts et lettres?,  Association francophone pour le savoir (ACFAS), 14 juin 2018. http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2018/06/mort-livres-sciences-humaines-sociales-arts-lettres

Numérisation des bibliothèques: réactions

Numérisation des bibliothèques: réactions

V. Bérard et F. Boissonnas, l'Odyssée

Valorisation de la numérisation à la Bibliothèque de Genève. L’Odyssée, du mythe à la photographie. Victor Bérard et Fred Boissonnas sur les traces d’Ulysse. https://www.unige.ch/sciences-societe/geo/ulysse/fr

Mon dernier billet Bibliothèques: un état de la numérisation à propos d’une étude d’Europeana [1] a attiré l’attention d’un collègue de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, Théophile Naito [2]. Avec sa permission, il m’a paru intéressant de réagir ici-même. Voici donc notre échange.

Les responsables expliquent alors que la numérisation est une entreprise de longue haleine, coûteuse, qui se fait en réseau avec d’autres institutions dont la mission est comparable et qu’il est à peu près certain que tout ne sera pas numérisé.

TN: Cela dépend aussi de ce que l’on entend par “tout”. Tous les exemplaires? Un exemplaire de chaque publication? Un exemplaire de chaque œuvre?

AR: De même qu’il y a des exemplaires d’un même livre à différents endroits afin que les utilisateurs puissent les atteindre aisément, le même livre peut être numérisé dans différentes bibliothèques numériques. Toutefois, dans la mesure où le libre accès est la règle, l’intérêt pour une bibliothèque A de numériser un livre déjà traité par la bibliothèque B est limité.

Elle ne se justifie que si l’exemplaire a des particularités intéressantes: annotations manuscrites, reliure, ex-libris… La mauvais qualité ou l’accessibilité insuffisante de certaines anciennes numérisation peuvent également la justifier.

TN: Oui, mais vérifier qu’un document a déjà été numérisé ailleurs peut être compliqué!

AR: Il existe des sites qui facilitent cette vérification, comme le Karlsruher Virtueller Katalog (KVK) qui effectue une recherche fédérée dans de nombreuses bibliothèques numériques dont les plus importantes (Gallica, Europeana, Google Livres, Internet Archives, e-rara.ch). Ce qui vaut pour les exemplaires vaut a fortiori pour les œuvres: le contenu de différentes éditions d’une même œuvre sont rarement totalement identiques: préface, introduction, notes, ou encore illustrations. Là aussi ces variantes peuvent justifier plusieurs numérisations.Sauf erreur, ces distinctions ne sont pas prises en compte dans l’étude d’Europeana. Le formulaire fait mention de “digital object” et il semble que c’est aux institutions de donner à ce “digital object” la définition qui leur convient, laquelle peut tenir compte des remarques ci-dessus.

TN: De mon côté, je suis plutôt optimiste: si on regarde les documents publiés, je pense que les documents qui suscitent un intérêt sont déjà numérisés ou le seront assez rapidement, avec la grosse réserve lié au droit d’auteur.En résumé, je fais l’hypothèse que chaque document publié qui est dans le domaine public et qui suscite un ‘intérêt est déjà numérisé et disponible en ligne ou le sera assez rapidement (c’est une question d’années, ou peut-être un peu plus), au moins dans l’environnement suisse. Ceci dit, cela laisse du travail, d’autant plus que le domaine public s’élargit chaque année.

AR: Optimisme partagé! Le livre a ceci d’intéressant que différents acteurs peuvent vouloir sa numérisation: d’abord plusieurs bibliothèques peuvent souhaiter la mise en ligne d’un même document détenu dans sa collection. Mais il y a aussi les éditeurs – je pense notamment aux sociétés savantes – et des acteurs commerciaux qui vendent des abonnements numériques aux bibliothèques académiques. Ou encore des opérateurs mégalomaniaques, tel Google.

…58% des contenus numérisés sont accessibles en ligne

TN: Ce chiffre est bien intéressant, parce qu’il suggère que l’effort devrait petit à petit se déplacer de la numérisation vers la mise en ligne. Et l’étape suivante/parallèle serait de créer les fonctionnalités nécessaires pour exploiter au mieux les ressources en ligne (par exemple, certaines requêtes légitimes sur la presse numérisée sont impossibles dans la plupart des bibliothèques numériques).

AR: Je suis d’accord. On voit bien qu’il y a deux défis à surmonter. D’abord la numérisation des contenus et celui de la mise en ligne adaptée à la typologie des contenus et aux besoins des utilisateurs. Et ces besoins évoluent souvent plus vite que les outils.

…ou dont les droits sont détenus par l’institution (30%)

TN: Ce chiffre m’étonne un peu.

AR: Je comprends ta réaction. Je pense que ce chiffre recouvre deux situations: d’abord une bibliothèque acquiert une collection avec des droits d’exploitation, comme cela est souvent le cas pour les collections spéciales (documents d’archives ou iconographiques, par exemple). Ensuite, la bibliothèque a pu obtenir des autorisations auprès des ayants-droit pour diffuser des œuvres numérisés qui n’ont plus de potentiel économique. Il est finalement compréhensible que la numérisation porte avant tout sur des contenus que l’on pourra diffuser en ligne, soit parce qu’ils sont dans le domaine public, soit parce que l’institution dispose des droits.

Ce qui est certain, c’est que la numérisation va continuer à structurer pendant longtemps les activités de ces institutions…

TN: Je suis d’accord.

AR: Mais tout dépend des priorités des organisations. Une bibliothèque pourrait décider qu’elle ne poursuit plus la numérisation, afin de se consacrer à d’autres projets, même si elle n’a pas achevé ce travail.

… et les usagers devront continuer à consulter les supports matériels.

TN: Je suis peut-être un peu moins d’accord, surtout pour les titres dans le domaine public. Les usagers ne trouveront peut-être pas ce qu’ils cherchent sous forme numérique dans leur bibliothèque. Mais en cherchant un peu, ils trouveront probablement ce document numérique auprès d’une autre bibliothèque ou dans une méga-bibliothèque numérique du type “Google” ou “Internet archive”. Ou dans une librairie numérique (contre payement dans ce cas).

Mais je suis d’accord avec toi pour le cas des documents protégés par le droit (et c’est vrai, ça en fait beaucoup). Pour ces situations, il est encore difficile de se passer du papier, surtout si l’usager ne souhaite pas payer.

AR: Oui, les motivations d’usage du papier deviennent diverses: usage contraint, car il n’y a pas d’alternative ou qu’elle est trop coûteuse, usage délibéré par choix, ou encore usage de niche, spécialisé.

Les responsables politiques demandent aussi qu’elle profite au grand public, alors que son intérêt n’est pas toujours évident.

TN: Il me semble c’est une vraie question: est-ce que la mobilisation de moyens relativement importants se justifie alors que seul un petit nombre d’usagers en profite?

AR: Par le passé, un musée pouvait concevoir une exposition visitée par une poignée de visiteurs. Aujourd’hui cela ne semble plus défendable. Faut-il pour autant s’interdire de numériser des fleurons du patrimoine sous prétexte qu’ils ne sont pas “vendables” au plus grand nombre? Je trouve qu’on ne devrait pas avoir à opposer ces publics…

TN: Oui, mais en pratique les budgets ne sont pas illimités et il faut bien faire des arbitrages.

[1] Europeana DSI 2 – Access to Digital Resources of European Heritage. D4.4. Report on ENUMERATE Core Survey 4, Europeana Foundation, 31.08.2017. https://pro.europeana.eu/files/Europeana_Professional/Projects/Project_list/Europeana_DSI-2/Deliverables/d4.4-report-on-enumerate-core-survey-4.pdf

[2] Théophile Naito est l’auteur de “Choisir un format d’images numériques dans le cadre de la numérisation patrimoniale”, in: Gilbert Coutaz (éd.), Informationswissenschaft: Theorie, Methode und Praxis : Arbeiten aus dem Master of Advanced Studies in Archival, Library and Information Science, 2010 – 2012 = Sciences de l’information: théorie, méthode et pratique, Baden, hier + jetzt, 2014, p. 47‑74.

Bibliothèques: un état de la numérisation

Bibliothèques: un état de la numérisation

Scanner pour livre ancien

Scanner pour livre fragile et ancien à Zurich en 2010

Le mythe de la bibliothèque universelle reste vivace. La visite des collections d’une grande bibliothèque patrimoniale fait forte impression auprès du public, probablement à mesure que les livres désertent progressivement nos étagères à la maison. Mais une question revient inlassablement: « Est-ce que vous numérisez tous ces livres? »

Les responsables expliquent alors que la numérisation est une entreprise de longue haleine, coûteuse, qui se fait en réseau avec d’autres institutions dont la mission est comparable et qu’il est à peu près certain que tout ne sera pas numérisé.

Les bibliothèques estiment qu’elles sont dans une phase de transition, que le numérique gagne du terrain, mais que les livres résistent  [1]. C’est moins vrai pour les usages. La recherche se fait toujours plus massivement et exclusivement avec de la documentation numérique. Ce qui fait courir le risque du biais de perspectives: ce qui n’existe pas numériquement a moins de chance d’être identifié et exploité. La commodité du numérique est plus qu’un simple confort: c’est une orientation extrêmement puissante dont il faut tenir compte . Même les travaux universitaires font pour la plupart l’impasse sur des ressources imprimées pertinentes, mais d’accès un peu moins facile.

C’est pourquoi, après une vingtaine d’années de pratique, il est intéressant de savoir jusqu’à quel point la numérisation des bibliothèques est avancée. Philippe Colombet, ancien responsable du programme Google Livre pour la France déclarait il y a quelques années: « 15% du savoir se trouve sur le Web et 85% dans les livres » [2].

L’année dernière, Europeana a publié une enquête (Core Survey 4) sur l’état de la numérisation dans les institutions patrimoniales du vieux continent [3]. Selon cette étude 22% des collections patrimoniales des répondants a été numérisé (tous types confondus: bibliothèques, musées, archives, centres de conservation audiovisuels. Si on se limite aux bibliothèques cette proportion est de 17%. On serait donc encore bien loin du compte même si ce chiffre doit être considéré avec une bonne marge d’erreur, en raison du mode de calcul et du nombre limité d’institutions ayant répondu à l’enquête.

Les institutions déclarent que 24% en moyenne de leurs collections patrimoniales ne sont pas destinées à être numérisées. Il aurait été intéressant d’en connaître les critères: fragilité extrême de l’original ou trop grande complexité? Doublons? Inintérêt du contenu?

Mentionnons encore quelques chiffres de ce rapport. 58% des contenus numérisés sont accessibles en ligne. On imagine que le reste ne l’est pas pour des raisons techniques ou de copyright. Si la numérisation porte essentiellement sur des œuvres du domaine public (38%) ou dont les droits sont détenus par l’institution (30%), le reste (32%) est détenu par des tiers ou a un statut qui n’est pas clair.

Enfin les raisons invoquées pour donner un accès numérique à ces contenus sont limpides: il s’agit majoritairement de la recherche académique, de finalités pédagogiques et de réduire les risques sur les objets physiques en les soustrayant à la consultation.

Quels sont les enseignements de cette étude ? J’en vois trois:

  1. D’abord un utile rappel que nous sommes toujours dans une phase de transition et qu’une partie encore assez faible de notre héritage est numérisé. Peu importe finalement les réserves méthodologiques sur la façon d’obtenir ce pourcentage, c’est l’ordre de grandeur qui compte. Ce qui est certain, c’est que la numérisation va continuer à structurer pendant longtemps les activités de ces institutions et les usagers devront continuer à consulter les supports matériels.
  2. L’observateur est frappé du profond décalage entre cette réalité de la numérisation patrimoniale et la production du savoir actuel. La Suisse, comme les autres pays européens, s’est donnée un objectif ambitieux: à l’horizon de 2020, toutes les recherches financées par de l’argent public doivent être publiées en open access [4]. Cette volonté politique forte n’est pas motivée seulement par l’accès aux résultats de la recherche et au progrès de la science, mais témoigne également d’une intention de transparence. On ne s’attend guère à ce que le « grand public » s’empare d’études de physique théorique, mais on lui dit: « Voici ce qui est fait avec votre argent ».
  3. Cette question de l’usage de la numérisation manifeste un autre écart, entre les professionnels et leur tutelle cette fois. Pour les premiers, l’enquête indique que la communauté académique est la principale bénéficiaire de l’accès aux collections numérisées. Les responsables politiques demandent aussi qu’elle profite au grand public, alors que son intérêt n’est pas toujours évident. La presse numérisée est certainement une exception, car son attrait est très large. D’autres contenus demandent un accompagnement particulier pour pouvoir sortir d’un cercle restreint de connaisseurs. Ce qui relève de la médiation. Son objectif nouveau est difficile à jauger: comment inciter à découvrir ces documents, et jusqu’où aller? Ce n’est pas l’objet de ce billet, mais il est clair que les bibliothèques se mettent à réinventer leur rôle de passerelle entre collections et usagers. A ce titre leurs actions se rapprochent du journalisme (établissement et compréhension des faits) et de l’enseignement (formation au cours de la vie).

Décidément le numérique n’a pas fini de reconfigurer nos organisations…

[1] La Bibliothèque nationale a intitulé ainsi son plan stratégique pour la période 2012-2019: “L’avenir est numérique, mais le papier subsistera.” Rapport annuel. Bibliothèque nationale suisse. 2012. http://dx.doi.org/10.5169/seals-362342.

[2] D’après Alain Jacquesson, “La Bibliothèque numérique”, in: Réseau Patrimoines, n. 13, 11.2012, p. 47‑54.

[3] Europeana DSI 2 – Access to Digital Resources of European Heritage. D4.4. Report on ENUMERATE Core Survey 4, Europeana Foundation, 31.08.2017. https://pro.europeana.eu/files/Europeana_Professional/Projects/Project_list/Europeana_DSI-2/Deliverables/d4.4-report-on-enumerate-core-survey-4.pdf

[4] À partir de 2020, la recherche du FNS devient 100 % Open Access, 13.12.2017. http://www.snf.ch/fr/pointrecherche/newsroom/Pages/news-171213-recherche-du-fns-devient-100-pour-cent-open-access.aspx

Librairies et bibliothèques, un destin identique?

Librairies et bibliothèques, un destin identique?

Bibliothèque de l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève

La Ville de Genève a publié les résultats d’une enquête sur le public de ses bibliothèques.[1] Son principal intérêt est de livrer un avis récent de la population genevoise sur les bibliothèques publiques, solidement fondé sur un échantillonnage important. Les résultats ne surprennent pas vraiment les professionnels mais confortent leurs observations. Les usagers ont été interrogés au cours de l’automne 2016. Les non-usagers – il peut s’agir d’ex-usagers qui ne fréquentent plus la bibliothèque après leur formation – ont également été sondés à la même période, mais selon une méthode et des questions spécialement adaptées.

Nous disposons en parallèle d’une autre enquête assez récente portant sur les pratiques d’achat de livres en Suisse romande.[2] Les consommateurs de livres ont été interrogés à l’automne 2014 et la région genevoise est particulièrement bien représentée. Les résultats ont été exposés au Salon du livre et de la presse de 2016.

Les enquêtes autour du livre et de ses usages ne sont pas si fréquentes en Suisse. Une raison en est leur coût, qui peut atteindre facilement un montant à plusieurs zéros. Ces deux études sortant à des moments relativement rapprochés, il est possible de les comparer. Y aurait-il des traits communs dans les pratiques et les attentes vis-à-vis des librairies et des bibliothèques? Les usagers des unes sont-ils également clients des autres? Et quels liens voient-ils entre l’espace tangible des bibliothèques et les documents impalpables que sont les livres numériques?

Le public

Les personnes qui apprécient le contact avec les livres fréquentent généralement autant les librairies que les bibliothèques. L’appétence pour les livres stimule l’usage de tous les lieux qui les mettent en valeur. Les lecteurs hautement diplômés sont surreprésentés dans le public des bibliothèques, toutefois certains préfèrent acheter les volumes. C’est d’ailleurs la première raison invoquée par ceux qui déclarent ne pas les fréquenter. L’étude sur les habitudes d’achat corrobore cela. Elle montre que les personnes qui achètent plus de 20 livres par an sont pour 60% au bénéficie d’une formation supérieure. Pour une frange de cette population, au pouvoir d’achat élevé, la bibliothèque n’est pas nécessaire pour assouvir sa soif de lecture.

Il aurait été intéressant de pouvoir comparer bibliothèques et librairies sous l’angle du genre. En effet les bibliothèques sont fréquentées en majorité par des femmes. Elles représentent 69% du public des Bibliothèques municipales, 68% à la Bibliothèque d’art et d’archéologie, 64% à la Bibliothèques musicale. La différence est moins significative dans une bibliothèque patrimoniale comme la Bibliothèque de Genève (54% d’utilisatrices). Les femmes sont-elles également plus nombreuses dans les librairies? L’étude de la HEG ne permet pas de le vérifier, car le panel des personnes interrogées est représentatif de la structure de la population suisse et non du public effectif qui se rend dans les librairies. Il faudrait pour y parvenir procéder à des comptages sur place ou se baser sur des fichiers clients.

On peut cependant supposer que les femmes là aussi prédominent. La dernière enquête française menée par le Ministère de la culture sur les pratiques culturelles des Français, en 2008, le confirme [3]. La féminisation de la lecture ressort nettement, qu’il s’agisse de la lecture régulière (18% des femmes contre 13% des hommes) ou de l’inscription en bibliothèque (22% des femmes contre 13% des hommes).

Les attentes

Les attentes vis-à-vis des bibliothèques ou des librairies sont très proches. En bibliothèque comme en librairies, les lecteurs plébiscitent le fait de disposer d’un assortiment riche et diversifié. Les souhaits sont également semblables quant à l’atmosphère du lieu. Il va de soi que la bibliothèque se doit d’être un endroit agréable tout en favorisant des activités plus multiples. Cette attente est forte pour les librairies. A l’instar d’autres secteurs marchands qui souffrent de la concurrence d’Internet, les librairies doivent offrir une “expérience” utilisateur, proposer un espace café et de la convivialité.

Ces exigences quant à la diversité et à la qualité des lieux ont paradoxalement pour origine les habitudes numériques. Le public estime – à tort ou à raison – qu’Internet offre une richesse documentaire considérablement plus large qu’une bibliothèque, aussi grande soit-elle, et permet d’acquérir des livres papier ou numériques parmi un choix bien plus large que dans n’importe quelle librairie en ville. Sans surprise, Amazon est la librairie en ligne préférée des Romands et capte 79% des utilisateurs. Ce pionnier du commerce en ligne a mis en pratique depuis longtemps le principe de la “longue traîne”, théorisée en 2004.[4] Cette forte notoriété est alimentée par une commodité d’accès et une efficacité redoutables, au détriment des acteurs régionaux: la plate-forme web de Payot, principale chaîne de librairies en Suisse romande n’est utilisée que par 14% des acheteurs en ligne.

Et le livre numérique?

Nous avons relevé à plusieurs reprises dans ce blog combien la mutation numérique du livre diffère de celle de la musique ou de la vidéo. Ce décalage est me semble-t-il bien perceptible dans le prisme des deux enquêtes. Les utilisateurs peinent à voir les bibliothèques comme fournissant des ressources numériques. Tant pour les bibliothèques municipales que scientifiques, les ressources immatérielles sont peu mentionnées comme constitutives du “cœur de métier” de l’institution, à l’inverse du livre papier. Cela ne veut pas dire que le numérique n’a pas sa place dans les bibliothèques. Au contraire, il y joue déjà un rôle considérable qui va en se renforçant. Mais quand on interroge les utilisateurs à propos des institutions, la première image mentale qui leur vient est celle des bâtiments présents dans la cité, conduisant à évoquer en priorité des prestations matérielles ou des interactions humaines.

De manière assez semblable, les ebooks peinent à se montrer comme une offre accessible dans les librairies. Certains clients imaginent que les libraires devraient pouvoir donner des conseils puis réaliser des achats aussi bien physiques qu’électroniques. La vente d’ebooks en magasin est une proposition qui a été formulée depuis plusieurs années, sans avoir pu néanmoins se concrétiser.

Les personnes qui ont besoin de ressources numériques pour des raisons professionnelles tâchent d’en disposer sur leur lieu de travail. Un cabinet d’avocats va s’abonner aux bases de données de jurisprudence. C’est le cas aussi de la communauté universitaire, par le biais des bibliothèques. Cela pourrait expliquer pourquoi les utilisateurs des bibliothèques scientifiques sont 48% à s’en servir, contre 20% seulement pour ceux des bibliothèques municipales.

Dans le domaine académique, l’usage numérique est devenu la norme. ll est cependant très difficile pour les bibliothèques de rendre tangibles leurs ressources immatérielles auprès du grand public, même lorsqu’elles en sont à l’origine. Une ressource comme Interroge, produite par les bibliothèques, est référencée dans les moteurs de recherche généralistes, ce qui est fort utile mais ne permet pas de faire le lien avec les institutions. Les bibliothèques enrichissent le contenu du Web de façon considérable et certainement mésestimée par les personnes interrogées, qui ont tendance à considérer Internet et les ressources numériques des bibliothèques comme des choses tout à fait distinctes. Pourtant, dans la pratique, elles sont complètement inter-reliées.

La bibliothèque: modèle de l’économie du Web

L’économie du web qui privilégie l’accès aux biens culturels plutôt que leur possession remet à l’honneur le modèle de la bibliothèque traditionnelle fondé sur la collection et le prêt. La différence, importante, repose sur le mode de financement. La bibliothèque est financée par l’ensemble de la collectivité via l’impôt. En retour chaque membre voit ses possibilités de lecture considérablement élargies, moyennant une faible contribution. Le grand écrivain et directeur de la Bibliothèque nationale d’Argentine, Alberto Manguel, expliquait au Monde (14.07.2005) qu’il avait réuni toute sa bibliothèque personnelle dans un ancien presbytère poitevin. Il estime sa taille entre 30 et 50’000 livres. C’est beaucoup, mais qu’est-ce comparé aux 300’000 items que comptent les bibliothèques municipales ou aux 3 millions des bibliothèques scientifiques de Genève ?

Il y a un fossé entre le livre papier et numérique dans le domaine de la “lecture loisir”. Les consommateurs sont moins enclins à acheter des ebooks que des livres imprimés, car l’objet leur importe. Comme le relève les Habitudes d’achat de livres en Suisse romande, le modèle économique du livre numérique n’est pas compris par les consommateurs, qui s’attendent à une démarque importante par rapport au livre papier. Pour ces raisons, l’offre d’ebooks grand public pour les bibliothèques est encore limitée et peu considérée.

Ces deux enquêtes, par un effet de loupe, dessinent un univers de la lecture conventionnelle dominé par l’imprimé, qui reste l’archétype. Le mot “livre” évoque naturellement l’image d’un objet matériel. Cette impression rétinienne est si forte que les contenus numériques, pourtant considérables, semblent hors du champ.

[1] Massimo Sardi et Urs Aellig, Etude sur les usages des bibliothèques du Département de la culture et du sport de la Ville de Genève – enquête auprès des usagers actifs et des non-usagers. Etude N° 16.0465″, Lausanne, Link, 08.06.2017. http://www.ville-geneve.ch/fileadmin/public/Departement_3/Rapports/Rapport_Bibliotheques_ville-de-geneve.pdf

[2] Françoise Dubosson, Les habitudes d’achats de livres en Suisse romande, Genève, Haute école de gestion, 04.2016. http://ge.ch/culture/media/localhost.dipcultureinternet/files/achat_livres_sr_avril_16_0.pdf

[3] Les pratiques culturelles des Français. http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr

[4] Chris Anderson, “The Long Tail”, Wired Magazine, October 2004. https://www.wired.com/2004/10/tail

Les Assises de l’édition suisse 2017

Les Assises de l’édition suisse 2017

Assises de l'édition suisse 2017

Assises de l’édition suisse au Salon du livre et de la presse de Genève, 27 avril 2017

Les Assises de l’édition suisse prennent la forme d’une journée d’étude dédiée aux professionnels de la filière du livre. Elles ont eu lieu cette année le 27 avril et elles étaient précédées la veille par Les Assises de l’édition francophone. Cette manifestation, désormais traditionnelle dans le cadre du Salon du livre et de la presse, se tient sous le patronage de la Confédération: Office fédéral de la culture et Département fédéral des affaires étrangères. Au cours des débats et tables rondes, les intervenants ont décliné la thématique de “la relève dans les métiers du livre en Suisse, un état des lieux”, sous l’angle des politiques publiques, du passage de témoin dans les maisons d’édition ou encore de l’avenir de la filière.

Politiques publiques

Fédéralisme oblige, la Confédération ne dispose que d’un rôle subsidiaire dans la promotion de la création littéraire: l’attribution de prix littéraires, de celui du plus beau livre suisse, ou encore, par le biais de la reconnaissance du rôle culturel des éditeurs, leur inscription dans une filière économique spécifique. Cet aspect est important et revient dans nombre d’interventions: la littérature, de par sa dimension culturelle, est soutenue pour le rôle qu’elle joue dans la cohésion du pays.

Pour Jacques Cordonier, chef du Service de la culture valaisan depuis sa création en 2005, il est important de maintenir un environnement propice à la création littéraire pour l’ensemble des acteurs: auteurs, libraires, éditeurs, bibliothèques. Il plaide pour une reconnaissance du métier d’auteur, notamment par le développement de l’Institut littéraire suisse à Bienne. Si les bibliothèques ont été le premier métier à investir le numérique, elles doivent aujourd’hui assumer leur rôle d’acteur culturel, ce qu’elles font en diversifiant les profils de recrutement.

Jacques Cordonier considère qu’il est plus efficace de mettre en place des politiques publiques avec des interlocuteurs bien organisés, à l’exemple de Valais Films[1] pour l’audiovisuel.

Pierre-Alain Hug, chef de l’Office cantonal de la culture et du sport nouvellement créé à Genève, estime que pour des raisons de masse critique, le bon échelon d’action devrait être celui de la Suisse romande.

Une maison d’édition est avant tout une entreprise. Il y a une augmentation générale du nombre de titres publiés, à mettre en lien avec la diminution des coûts de production que permet le numérique. Mais en fin de compte les produits de mauvaise qualité sont sanctionnés par les lecteurs qui ne les achètent pas.

Les éditeurs suisses: de petites structures

Dans Les Batailles du livre, François Vallotton remarque que sur les 60 éditeurs que compte l’ASDEL (Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires), la moitié publient moins de cinq titres par an et ont un chiffre d’affaire inférieur à 200’000 francs[2]. Les maisons d’édition suisses sont donc très souvent des micro-entreprises.

La passion de découvrir et de faire partager des textes est le moteur principal, pas de s’enrichir… Selon Annette Berger, fondatrice en 2010 de Kommode Verlag , le livre suscite un certain enthousiasme et le métier d’éditeur porte encore une image prestigieuse.

Pour Olivier Babel, une maison d’édition est “tout sauf un business, mais il faut le gérer comme une entreprise, de façon très stricte”. Les Presses polytechniques et universitaires romandes qu’il dirige ont connu des belles années au cours de la décennie 1990-2000. Depuis quelques années, en raison de la dévaluation de l’euro, la conduite des affaires est très difficile pour le marché de l’exportation.

Par ailleurs l’édition est considérée comme une branche risquée et l’obtention de prêts bancaires pour développer l’activité est quasiment impossible. Thomas Heilmann de Rotpunktverlag à Zurich signale que des stratégies de financement alternatives, comme le crowdfunding, peuvent être fructueuses.

La relève

Cette session 2017 avait pour thème La relève dans les métiers du livre en Suisse. A part quelques cours en Suisse alémanique, il n’existe pas de formation pour être éditeur. Pour Fanny Mossière des éditions Noir sur Blanc, des études de lettres constituent cependant une bonne base pour “empoigner des textes”. D’autres éditeurs comme Olivier Babel ou Fabio Casagrande sont titulaires de diplômes en sciences économiques.

Le métier s’apprend le plus souvent par transmission. Matthieu Mégevand qui a pris la succession de Gabriel de Montmollin à la tête de Labor & Fides, estime qu’il a fallu deux années pour achever la transition. L’importance du mentorat est soulignée.

L’ “industrie” du livre

Le terme d”industrie du livre est une dénomination abusive. Il faudrait plutôt parler d'”artisanat” aux deux extrémités de la chaîne: l’édition et la librairie.

Les 12 librairies du réseau Payot vendent trois millions d’exemplaires par an, soit 220’000 références différentes. 60 % de ces livres sont vendus à moins de 5 exemplaires! La dispersion de l’offre est très caractéristique de ce type de commerce. La richesse du fonds est à double tranchant: c’est un facteur d’attractivité pour la clientèle, mais il immobilise des capitaux et de l’espace. Les grands groupes d’édition français Editis et Hachette ont mis en place des chaînes d’impression à la demande, permettant de fournir rapidement les libraires de publications dont la rotation est lente.

En Suisse romande Payot observe une baisse des prix de 20% depuis 2011. C’est une aubaine pour le client, mais pèse sur les bénéfices. Pascal Vandenberghe le directeur de Payot n’attend pas pour autant d’aides directes de la part des pouvoirs publics. En revanche, il salue la préférence donnée par les bibliothèques genevoises à l’achat local et regrette la concurrence déloyale des géants du commerce en ligne qui ne respectent pas les obligations et conditions de travail. Le comportement des consommateurs n’est par ailleurs pas anodin.

Ivan Slatkine, directeur de Slatkine Reprints SA et des Editions Honoré Champion, relève que les éditeurs ont toujours besoin d’un bon maillage de libraires pour promouvoir les publications.

Et le livre numérique? Les acteurs présents s’accordent pour penser que l’édition destinée aux besoins professionnels s’orientera toujours plus vers ce support numérique. En revanche le livre imprimé conservera ses adeptes pour la lecture plaisir.

Conclusion

Le marché du livre est une activité commerciale dont la portée culturelle est reconnue. En Suisse cette branche est soutenue par les différents échelons politiques: Confédération, cantons, mais aussi les villes. Le niveau cantonal est toutefois prépondérant. Le métier d’éditeur est une activité à forte valeur d’image, mais à faible rentabilité, largement représenté en Suisse par des micro-entreprises. Le constat est à peu près similaire pour les libraires.

Le paradoxe est que la production de livres ne cesse d’augmenter dans un contexte de trop-plein informationnel: en Italie il se publiait 13’000 titres par an dans les années 1980, contre 60’000 en 2016!

Finalement, si les intervenants semblaient relativement confiants pour la poursuite de leurs activités, aucun n’a prétendu que le futur serait plus radieux qu’aujourd’hui…

Ajout du 16.07.2017

ActuaLitté vient de publier un compte-rendu détaillé de ces deux journées des Assises de l’édition.

[1] http://valaisfilms.ch

[2] François Vallotton, Les batailles du livre. L’édition romande, de son âge d’or à l’ère numérique, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014, p. 46