Bibliothèque de l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève

La Ville de Genève a publié les résultats d’une enquête sur le public de ses bibliothèques.[1] Son principal intérêt est de livrer un avis récent de la population genevoise sur les bibliothèques publiques, solidement fondé sur un échantillonnage important. Les résultats ne surprennent pas vraiment les professionnels mais confortent leurs observations. Les usagers ont été interrogés au cours de l’automne 2016. Les non-usagers – il peut s’agir d’ex-usagers qui ne fréquentent plus la bibliothèque après leur formation – ont également été sondés à la même période, mais selon une méthode et des questions spécialement adaptées.

Nous disposons en parallèle d’une autre enquête assez récente portant sur les pratiques d’achat de livres en Suisse romande.[2] Les consommateurs de livres ont été interrogés à l’automne 2014 et la région genevoise est particulièrement bien représentée. Les résultats ont été exposés au Salon du livre et de la presse de 2016.

Les enquêtes autour du livre et de ses usages ne sont pas si fréquentes en Suisse. Une raison en est leur coût, qui peut atteindre facilement un montant à plusieurs zéros. Ces deux études sortant à des moments relativement rapprochés, il est possible de les comparer. Y aurait-il des traits communs dans les pratiques et les attentes vis-à-vis des librairies et des bibliothèques? Les usagers des unes sont-ils également clients des autres? Et quels liens voient-ils entre l’espace tangible des bibliothèques et les documents impalpables que sont les livres numériques?

Le public

Les personnes qui apprécient le contact avec les livres fréquentent généralement autant les librairies que les bibliothèques. L’appétence pour les livres stimule l’usage de tous les lieux qui les mettent en valeur. Les lecteurs hautement diplômés sont surreprésentés dans le public des bibliothèques, toutefois certains préfèrent acheter les volumes. C’est d’ailleurs la première raison invoquée par ceux qui déclarent ne pas les fréquenter. L’étude sur les habitudes d’achat corrobore cela. Elle montre que les personnes qui achètent plus de 20 livres par an sont pour 60% au bénéficie d’une formation supérieure. Pour une frange de cette population, au pouvoir d’achat élevé, la bibliothèque n’est pas nécessaire pour assouvir sa soif de lecture.

Il aurait été intéressant de pouvoir comparer bibliothèques et librairies sous l’angle du genre. En effet les bibliothèques sont fréquentées en majorité par des femmes. Elles représentent 69% du public des Bibliothèques municipales, 68% à la Bibliothèque d’art et d’archéologie, 64% à la Bibliothèques musicale. La différence est moins significative dans une bibliothèque patrimoniale comme la Bibliothèque de Genève (54% d’utilisatrices). Les femmes sont-elles également plus nombreuses dans les librairies? L’étude de la HEG ne permet pas de le vérifier, car le panel des personnes interrogées est représentatif de la structure de la population suisse et non du public effectif qui se rend dans les librairies. Il faudrait pour y parvenir procéder à des comptages sur place ou se baser sur des fichiers clients.

On peut cependant supposer que les femmes là aussi prédominent. La dernière enquête française menée par le Ministère de la culture sur les pratiques culturelles des Français, en 2008, le confirme [3]. La féminisation de la lecture ressort nettement, qu’il s’agisse de la lecture régulière (18% des femmes contre 13% des hommes) ou de l’inscription en bibliothèque (22% des femmes contre 13% des hommes).

Les attentes

Les attentes vis-à-vis des bibliothèques ou des librairies sont très proches. En bibliothèque comme en librairies, les lecteurs plébiscitent le fait de disposer d’un assortiment riche et diversifié. Les souhaits sont également semblables quant à l’atmosphère du lieu. Il va de soi que la bibliothèque se doit d’être un endroit agréable tout en favorisant des activités plus multiples. Cette attente est forte pour les librairies. A l’instar d’autres secteurs marchands qui souffrent de la concurrence d’Internet, les librairies doivent offrir une “expérience” utilisateur, proposer un espace café et de la convivialité.

Ces exigences quant à la diversité et à la qualité des lieux ont paradoxalement pour origine les habitudes numériques. Le public estime – à tort ou à raison – qu’Internet offre une richesse documentaire considérablement plus large qu’une bibliothèque, aussi grande soit-elle, et permet d’acquérir des livres papier ou numériques parmi un choix bien plus large que dans n’importe quelle librairie en ville. Sans surprise, Amazon est la librairie en ligne préférée des Romands et capte 79% des utilisateurs. Ce pionnier du commerce en ligne a mis en pratique depuis longtemps le principe de la “longue traîne”, théorisée en 2004.[4] Cette forte notoriété est alimentée par une commodité d’accès et une efficacité redoutables, au détriment des acteurs régionaux: la plate-forme web de Payot, principale chaîne de librairies en Suisse romande n’est utilisée que par 14% des acheteurs en ligne.

Et le livre numérique?

Nous avons relevé à plusieurs reprises dans ce blog combien la mutation numérique du livre diffère de celle de la musique ou de la vidéo. Ce décalage est me semble-t-il bien perceptible dans le prisme des deux enquêtes. Les utilisateurs peinent à voir les bibliothèques comme fournissant des ressources numériques. Tant pour les bibliothèques municipales que scientifiques, les ressources immatérielles sont peu mentionnées comme constitutives du “cœur de métier” de l’institution, à l’inverse du livre papier. Cela ne veut pas dire que le numérique n’a pas sa place dans les bibliothèques. Au contraire, il y joue déjà un rôle considérable qui va en se renforçant. Mais quand on interroge les utilisateurs à propos des institutions, la première image mentale qui leur vient est celle des bâtiments présents dans la cité, conduisant à évoquer en priorité des prestations matérielles ou des interactions humaines.

De manière assez semblable, les ebooks peinent à se montrer comme une offre accessible dans les librairies. Certains clients imaginent que les libraires devraient pouvoir donner des conseils puis réaliser des achats aussi bien physiques qu’électroniques. La vente d’ebooks en magasin est une proposition qui a été formulée depuis plusieurs années, sans avoir pu néanmoins se concrétiser.

Les personnes qui ont besoin de ressources numériques pour des raisons professionnelles tâchent d’en disposer sur leur lieu de travail. Un cabinet d’avocats va s’abonner aux bases de données de jurisprudence. C’est le cas aussi de la communauté universitaire, par le biais des bibliothèques. Cela pourrait expliquer pourquoi les utilisateurs des bibliothèques scientifiques sont 48% à s’en servir, contre 20% seulement pour ceux des bibliothèques municipales.

Dans le domaine académique, l’usage numérique est devenu la norme. ll est cependant très difficile pour les bibliothèques de rendre tangibles leurs ressources immatérielles auprès du grand public, même lorsqu’elles en sont à l’origine. Une ressource comme Interroge, produite par les bibliothèques, est référencée dans les moteurs de recherche généralistes, ce qui est fort utile mais ne permet pas de faire le lien avec les institutions. Les bibliothèques enrichissent le contenu du Web de façon considérable et certainement mésestimée par les personnes interrogées, qui ont tendance à considérer Internet et les ressources numériques des bibliothèques comme des choses tout à fait distinctes. Pourtant, dans la pratique, elles sont complètement inter-reliées.

La bibliothèque: modèle de l’économie du Web

L’économie du web qui privilégie l’accès aux biens culturels plutôt que leur possession remet à l’honneur le modèle de la bibliothèque traditionnelle fondé sur la collection et le prêt. La différence, importante, repose sur le mode de financement. La bibliothèque est financée par l’ensemble de la collectivité via l’impôt. En retour chaque membre voit ses possibilités de lecture considérablement élargies, moyennant une faible contribution. Le grand écrivain et directeur de la Bibliothèque nationale d’Argentine, Alberto Manguel, expliquait au Monde (14.07.2005) qu’il avait réuni toute sa bibliothèque personnelle dans un ancien presbytère poitevin. Il estime sa taille entre 30 et 50’000 livres. C’est beaucoup, mais qu’est-ce comparé aux 300’000 items que comptent les bibliothèques municipales ou aux 3 millions des bibliothèques scientifiques de Genève ?

Il y a un fossé entre le livre papier et numérique dans le domaine de la “lecture loisir”. Les consommateurs sont moins enclins à acheter des ebooks que des livres imprimés, car l’objet leur importe. Comme le relève les Habitudes d’achat de livres en Suisse romande, le modèle économique du livre numérique n’est pas compris par les consommateurs, qui s’attendent à une démarque importante par rapport au livre papier. Pour ces raisons, l’offre d’ebooks grand public pour les bibliothèques est encore limitée et peu considérée.

Ces deux enquêtes, par un effet de loupe, dessinent un univers de la lecture conventionnelle dominé par l’imprimé, qui reste l’archétype. Le mot “livre” évoque naturellement l’image d’un objet matériel. Cette impression rétinienne est si forte que les contenus numériques, pourtant considérables, semblent hors du champ.

[1] Massimo Sardi et Urs Aellig, Etude sur les usages des bibliothèques du Département de la culture et du sport de la Ville de Genève – enquête auprès des usagers actifs et des non-usagers. Etude N° 16.0465″, Lausanne, Link, 08.06.2017. http://www.ville-geneve.ch/fileadmin/public/Departement_3/Rapports/Rapport_Bibliotheques_ville-de-geneve.pdf

[2] Françoise Dubosson, Les habitudes d’achats de livres en Suisse romande, Genève, Haute école de gestion, 04.2016. http://ge.ch/culture/media/localhost.dipcultureinternet/files/achat_livres_sr_avril_16_0.pdf

[3] Les pratiques culturelles des Français. http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr

[4] Chris Anderson, “The Long Tail”, Wired Magazine, October 2004. https://www.wired.com/2004/10/tail