Que peut-on dire de la fréquentation des bibliothèques publiques?

Que peut-on dire de la fréquentation des bibliothèques publiques?

A la Recherche du temps perdu. La promesse de plus d'une centaine d'heures de lecture!

A la Recherche du temps perdu. La promesse de plus d’une centaine d’heures de lecture!

En France…

Ce blog est toujours curieux des pratiques culturelles et de leur évolution. Elles en disent beaucoup sur notre société, ses préoccupations, ses exutoires, ses envies…

Récemment Actualitté[1] a fait ce constat: en France, les bibliothèques qui prêtent – bibliothèques publiques et bibliothèques universitaires essentiellement – ont vu le nombre de personnes inscrites diminuer en 2023 (5.8 millions) par rapport à 2022 (6.1 millions), année qui était déjà en recul par rapport à 2021 (6.3 millions). Les bibliothèques peinent à retrouver les chiffres d’avant la pandémie.

…et en Suisse

Observe-t-on un phénomène comparable ailleurs, par exemple en Suisse? On peut tenter l’exercice avec quelques réserves, car les années disponibles et la méthodologie divergent. La statistique officielle des bibliothèques suisses se base sur le nombre d’usagères ou usagers actifs, c’est-à-dire les personnes ayant effectué au moins un prêt durant l’année de référence. Cette notion est arbitraire, mais elle a le mérite de mesurer une activité réelle. Elle ne permet toutefois pas d’avoir les chiffres pour 2023, puisque l’année n’est pas terminée.

Cela étant, la série disponible (2020–2022) ne montre pas d’évolution bien marquée: en pleine pandémie, l’année 2020 a connu un nombre d’usagères ou usagers actifs (1’700’814) plus important qu’en 2021 (1’572’839), qui a été suivie d’une remontée en 2022 (1’647’745).

Un autre chiffre intéressant est celui de la fréquentation, soit le nombre d’entrées physiques mesurées par un compteur automatique. L’effet de la pandémie est sans surprise: basse en 2020, elle augmente de façon continue en 2021 et 2022. Il serait intéressant de remonter un peu dans le temps, jusqu’à la période pré-pandémie, mais la méthodologie de collecte statistique et d’analyse est différente avant 2020. On ne peut donc pas suivre globalement l’évolution de la fréquentation sur une longue période ou seulement pour des bibliothèques particulières. Si l’on prend alors pour exemple la Médiathèque Valais à Sion ou la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, on remarque assez nettement que la fréquentation était plus importante en 2018-2019 qu’en 2022[2].

Dans l’article cité, Actualitté relève également que la fréquentation des bibliothèques de lecture publique françaises est en baisse et que seulement 30% des établissements ont retrouvé un niveau équivalent à celui de 2019.

Tentatives d’explication

En France comme en Suisse, comment interpréter ces chiffres? Evolutions conjoncturelles ou changements structurels?

Pour l’aspect conjoncturel, les trois années de pandémie fournissent une explication facile. Cette crise étant derrière nous, les niveaux d’activités antérieures des bibliothèques seront retrouvés. Sauf que cela n’a pas l’air aussi évident. En France, des campagnes nationales en faveur de la lecture publique ont rappelé la présence des bibliothèques, première infrastructure culturelle du pays. Leur impact est difficile à connaître, même si ces mesures sont à saluer si elles permettent de reconquérir ne serait-ce qu’une fraction du public.

On ne saurait cependant faire l’impasse sur les mutations sociologiques en cours. La place de l’audiovisuel et du multimédia dans les loisirs, l’information, mais aussi l’apprentissage et la connaissance, est toujours plus grande. Les bibliothèques, parfois rebaptisées médiathèques depuis les années 1980-1990, proposent aussi ces contenus. Force est cependant de constater que d’autres entreprises culturelles et médiatiques captent le public à grande échelle, et avec une redoutable efficacité, via les réseaux.

Il y a bien sûr de multiples raisons à l’irrésistible attraction de l’audiovisuel, la première en étant la promotion massive que font les multinationales du divertissement. La seconde est sans doute à chercher dans notre rapport au temps. Les contenus proposés par les plates-formes sont habilement dimensionnés pour remplir nos interstices de disponibilité: des “shorts” d’une à deux minutes, des extraits qui mettent en évidence un moment clé d’une interview ou d’une compétition sportive, des séries dont chaque épisode est standardisé pour 30 ou 50 minutes.

De ce fait, la place prise par l’audiovisuel se fait évidemment au détriment de la lecture de fiction, car celle-ci engage des temporalités considérablement plus longues. La Recherche du Temps perdu dont le titre est à lui seul tout un programme, exige une disponibilité de 130 heures, selon l’ordre de grandeur fourni par le site Proustonomics[3]. Ce cas est bien sûr extrême, toujours est-il que les livres sont la promesse d’une intimité de plusieurs heures. C’est à la fois une force, celle d’un plaisir renouvelé et durable, mais également une faiblesse, tant cette étendue peut être décourageante.

Eloge de la lecture

Tout le monde sait que c’est très bien de lire, mais beaucoup déplorent de ne pas avoir le temps suffisant… Au-delà de cette évidence, on sous-estime souvent les mérites de la lecture sur le développement de l’enfant. Un invité de la matinale de France culture, Michel Desmurget, neurophysiologiste, l’a martelé[4]: “Il n’y a pas autant de richesse langagière, de ‘richesse culturelle’ (entre guillemets), au sens le moins élitiste du terme dans une bulle de manga qu’il peut y en avoir dans un paragraphe de livre.” Seule la lecture de fiction nous expose à des mots, à des structures grammaticales, que l’on ne rencontre quasiment qu’à l’écrit. Quand on sait à quel point l’intelligence humaine est basée sur le langage, la capacité de raisonner, on comprend mieux l’impact que peut avoir la lecture sur son épanouissement.

Lire des livres aux enfants quand ils sont petits permet de créer cette familiarité, qui a de fortes chances de perdurer à l’adolescence et au-delà. La lecture partagée suscite les échanges au sein de la famille, favorise le débat d’idées, la formulation de la pensée…

Malheureusement l’école est assez peu propice à ce compagnonnage, d’où le renforcement des marqueurs sociaux dans l’aisance verbale et écrite.

Une fréquentation en baisse des bibliothèques, même pour n’emprunter qu’un livre par année, n’est donc pas une très bonne nouvelle. Peut-on inverser la tendance? Rien n’est moins sûr. Faut-il pour autant abandonner la promotion de cette activité, valorisée socialement, mais délaissée? Ces lignes aspirent à nous convaincre du contraire…

Mise à jour 21.11.2023

Un article du Temps en forme de plaidoyer pour la lecture m’incite à compléter ce billet. Il relaie le travail de la chercheuse en neurosciences cognitives Maryanne Wolf[5]. Son argument est semblable à celui de Michel Desmurget: alors que nous sommes “câblés” naturellement pour parler, ce n’est pas le cas de la lecture: “La capacité de lire et écrire est l’une des plus importantes réalisations épigénétiques – c’est-à-dire qu’elle n’est pas inscrite dans les gènes eux-mêmes – de l’homo sapiens (….) L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le répertoire de notre cerveau d’hominidé, au terme d’un long processus qui a modifié en profondeur nos connexions neuronales et par voie de conséquence, la nature même de la pensée humaine.” Il y est également question de la lecture profonde et de sa bien difficile cohabitation avec le numérique. Et cela me rappelle une question qui m’interpelle toujours: pourquoi le livre numérique a toujours tant de peine à décoller? Je pensais alors que la force du livre imprimé résidait dans sa nature non technologique. Son contenu est immédiatement accessible, sans appareil ni énergie. S’y ajoute probablement une nouvelle raison: le livre de papier est intrinsèquement plus favorable à la lecture longue et concentrée, car l’on n’y échappe pas facilement… C’est peut-être un peu hasardeux, mais on pourrait tirer un lien avec un autre constat, livré par un autre article à l’occasion de la rentrée universitaire 2023[6]. L’évolution du nombre d’étudiant-e-s est dans les disciplines littéraires des universités et hautes écoles suisses, est en chute libre depuis le début des années 2000: langues et littératures, histoire, histoire de l’art, philosophie… Les graphiques fournis sont très frappants. N’est-ce pas un signe que le numérique a progressivement écarté les livres de l’horizon des mental des jeunes générations? Loin de moi l’idée de mépriser les disciplines scientifique, au contraire. Pour autant il n’y a aucune raison de jeter le discrédit sur les littéraires, au prétexte un peu facile de leur faible utilité sociale. Le fait que deux éminents scientifiques expliquent  cette magie que représente l’écrit et la lecture profonde montre que cette opposition n’a aucun sens.  

[1] “Bibliothèques: l’érosion du nombre d’inscrits perdure en 2023”, Actualitte, 13.10.2023. https://actualitte.com/article/113874/bibliotheque/bibliotheques-l-erosion-du-nombre-d-inscrits-perdure-en-2023

[2] Tous les tableaux statistiques sont téléchargeables depuis le site de l’Office fédéral de la statistique: https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/culture-medias-societe-information-sport/culture/bibliotheques.html.

[3] Nicolas Ragonneau, “Distance et durée de la Recherche du temps perdu”, Proustonomics, 12.06.2019. https://proustonomics.com/distance-duree-de-la-recherche

[4] “Entre les jeunes et la lecture, le numérique fait-il écran?”, France Culture, 27.09.2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/entre-les-jeunes-et-la-lecture-le-numerique-fait-il-ecran-6674069

[5]Maryanne Wolf: «Le numérique a déjà changé notre façon de lire»”, Le Temps, 18.11.2023. https://www.letemps.ch/culture/livres/maryanne-wolf-le-numerique-a-deja-change-notre-facon-de-lire

[6]En graphiques – Quelles sont les filières universitaires qui montent?”, Le Temps, 18.09.2023. https://www.letemps.ch/economie/en-graphiques-quelles-sont-les-filieres-universitaires-qui-montent

Grève à la Bibliothèque nationale de France

Grève à la Bibliothèque nationale de France

Vue de la Bibliothèque nationale de France (Dgusse, BnfPariS, CC BY-SA 4.0)

Une partie du personnel de la Bibliothèque nationale de France (BnF) – une des plus considérables bibliothèques au monde, faut-il le rappeler –, est en grève. A l’origine de son mécontentement, un réaménagement de l’offre de services qui représente à ses yeux une dégradation du service public et des conditions de travail : depuis le 2 mai 2022, les demandes de communications immédiates ont été drastiquement réduites à trois heures et demie l’après-midi, pour privilégier la réservation préalable et pallier le manque de personnel.

La direction estime d’ailleurs que la numérisation croissante des collections (Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF fête cette année ses 25 ans) rend les longues sessions de travail sur site moins nécessaires. C’est méconnaître la réalité de la recherche, rétorque l’Association des lecteurs et usagers de la BnF (ALUBnF) qui soutient les grévistes. Très souvent, c’est au cours de la consultation d’un livre que vient le besoin d’en commander d’autres. Or les nouvelles règles limitent cette possibilité à un créneau horaire extrêmement bref, obligeant le plus souvent à programmer une nouvelle séance. Ce qui est compliqué, coûteux et très irritant, surtout si l’on n’est pas parisien. De ce fait, l’influente association n’en appelle pas moins à la tenue d’ “états généraux” de la BnF.

L’émoi est  effectivement considérable. Le Conseil scientifique, présidé par l’historien Pascal Ory, suggère d’avancer les horaires de communication immédiate: 12:30 ou 12:00, ou mieux encore 11:30. Le 30 juin, le ministère de la culture accorde une rallonge financière permettant la création de 20 postes pérennes, pour répondre au manque de personnel. Le lendemain, la directrice de l’institution, Laurence Engel, est invitée de la matinale de France Culture, au cours de laquelle elle peut annoncer cette bonne nouvelle, mais également expliquer la situation à laquelle l’institution a dû faire face.

Tout n’est pas clos pour autant. Les grévistes, enhardis par la bonne volonté ministérielle, estiment que le compte n’y est pas et qu’il faut poursuivre la lutte[1].

Situation des bibliothèques

Que faut-il penser de ces passes d’armes?

Il est tentant de renvoyer dos à dos la direction et le personnel, allié des chercheurs et des chercheuses, car les deux camps ont chacun raison: la modification des usages est réelle, l’érosion du prêt et de la communication des documents physiques au profil des offres numériques en est un indicateur manifeste. Mais il est aussi normal d’attendre que les transactions physiques qui subsistent, d’autant plus s’il n’existe pas d’équivalent numérique, puissent se faire dans de bonnes conditions. Cela est utile et agréable pour les usagers et gratifiant pour les personnels, satisfaits d’offrir ainsi un service de qualité.

Dans un éditorial du Monde le 1er juillet 2022, intitulé La BNF comme révélateur d’un problème, Maurice Guerrin résume cette situation de façon limpide:

« On se demande comment une des bibliothèques les plus prestigieuses du monde avec celles de Londres et de Washington, dotée comme aucune autre, affichant deux bâtiments parisiens imposants (à Richelieu depuis le XVIIIe siècle et à Tolbiac depuis 1996), n’est pas fichue de fournir de 9 heures à 18 heures les livres qu’on lui demande – comme si un boulanger vendait du pain à mi-temps.

Réponse simple : par manque d’argent. »

On aurait tort d’y voir une particularité française et de sa bibliothèque la plus éminente. La tendance est structurelle et globale. C’est la culture du dialogue social batailleur propre à ce pays qui génère cette polémique bruyante, exacerbée encore par le poids du symbole que représente une institution emblématique de son passé glorieux.

Toutes les autres bibliothèques, en France et ailleurs, se reconnaîtront dans les évolutions que rappelle Maurice Guerrin:

  • La baisse des communications (-44% en dix ans à la BnF);
  • La demande de places de travail au calme;
  • La transformation des bibliothèques en « lieux de vie aux services multiples »;
  • La multiplication des expositions ou des colloques qui mettent en valeur les collections.

Toutes doivent se positionner et arbitrer, avec des budgets plus ou moins contraints, dans une palette de missions, de services, voire d’expérimentations. C’est d’ailleurs ce qui rend la conduite de ces institutions particulièrement intéressante.

Avant Tolbiac

La BnF a vécu bien d’autres polémiques. Mais cette dernière en date résonne étrangement avec celle qui a marqué la naissance du bâtiment de Tolbiac.

Rappelons-en le contexte, il y a quelques décennies.

Lors de son second septennat, François Mitterand, président de la République, déclare le 14 juillet 1988 vouloir entreprendre « la construction et l’aménagement de l’une des ou de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde. »[2] De surcroît, cette très grande bibliothèque sera « d’un type entièrement nouveau »[3]. Le bâtiment a été inauguré le 30 mars 1995, peu avant la fin de son mandat.

La conception d’un projet aussi considérable a suscité d’innombrables débats, à la mesure de ce programme architectural hors normes : immenses dimensions (la bibliothèque est un quadrilatère de 400 mètres de long par 200 de large, bordé par quatre tours d’angle de 79 mètres de hauteur), collections gigantesques, coexistence d’espaces grand public et d’espaces dévolus aux chercheurs, etc.

Plusieurs comités et instances veillent à en définir le concept et le fonctionnement. La philosophe Elisabeth Badinter, membre du conseil scientifique d’alors, a marqué les esprits par la déclaration suivante:

« Je veux tout à ma disposition… Je veux mes livres vite, je veux pouvoir rester à ma place, avoir les périodiques, les journaux, tous les livres à ma place en un temps record. Voilà ce que je veux. J’ajoute que s’il y a un choix à faire et qu’on n’a pas la place suffisante pour mettre les neuf millions de volumes plus les millions de volumes qui vont arriver dans les trente ans, je le dis franchement, qu’on ne confonde pas la Bibliothèque de France avec une photothèque, une discothèque, une cinémathèque, que dans tous les cas de figure on choisisse la bibliothèque d’abord[4]. »

A l’époque, Internet n’est pas un outil pour les hommes et femmes de lettres. L’informatique n’existe guère en sciences humaines que pour l’accès sur place au catalogue de livres, parfois à distance via le Minitel. Les comités techniques de la Bibliothèque de France évoqueront bien la numérisation des collections et la lecture scientifique sur écran, mais cela relève encore de la futurologie, bien loin des pratiques de l’époque”. Pour nombre de chercheurs et chercheuses, la promesse de modernité apporté par le nouveau bâtiment consistait à pouvoir optimiser et accélérer le fonctionnement traditionnel de la bibliothèque, à savoir la communication de documents.

Il est tout à fait significatif et ironique que la crise qui vient d’éclater plus de trois décennies plus tard soit générée par une évolution allant exactement en sens inverse du vœu d’Elisabeth Badinter: loin d’une promesse de communication rapide, au gré de la sérendipité de la recherche, la modification envisagée induit un accès assurément ralenti et entravé aux collections traditionnelles. C’est bien évidemment inacceptable aux yeux de l’AluBnF, qui souligne dans une lettre ouverte au Conseil scientifique la péjoration des conditions de travail, en particulier pour les jeunes scientifiques[5]:

Vous savez combien le temps long de l’accès aux documents est indispensable à la construction d’une recherche, particulièrement pour les chercheuses et chercheurs débutants que sont les masterants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin) et les doctorants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin), lectrices et lecteurs aux horaires peu flexibles et souvent limités que ce soit à cause d’un emploi parallèle à leur recherche, de l’éloignement ou d’une famille à charge[6].

Ce retour sur l’histoire méritait d’être rapporté.

[1] Voir l’article d’Actualitté du 02.07.2022. https://actualitte.com/article/106770/bibliotheque/la-bnf-revient-un-peu-sur-sa-reforme-avec-20-postes-supplementaires

[2] Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à TF1 le 14 juillet 1988, à l’occasion de la fête nationale. https://www.vie-publique.fr/discours/139372-interview-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-accorde

[3] Lettre de François Mitterand à Michel Rocard, août 1988, reproduite dans : Jean Gattégno, La Bibliothèque de France à mi-parcours. De la TGB à la BN bis ? Paris, 1992, p. 247-248

[4] Cité dans : Bibliothèque de France, Bibliothèque ouverte. actes du colloque éponyme (Paris, 11 septembre 1989), Paris, Caen, Établissement public de la Bibliothèque de France, Imec,1989.

[5] [Lettre de l’Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France aux membres du conseil scientifique de la BnF], 26.06.2022. https://drive.google.com/file/d/1uBl6MjJ50vU1yD1cVPR4pGBvr-2LqHBr/view

[6] [Lettre de l’Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France aux membres du conseil scientifique de la BnF], 26.06.2022. En ligne: https://drive.google.com/file/d/1uBl6MjJ50vU1yD1cVPR4pGBvr-2LqHBr/view

De la numérisation des journaux

De la numérisation des journaux

Mon institution, la Bibliothèque de Genève, vient de mettre en ligne une partie de La Tribune de Genève. C’est le premier pas vers une offre plus étoffée. Convertir des millions de pages sous forme numérique est une nécessité parce que c’est ainsi que l’on accède désormais aux archives des journaux, mais cette opération est tout sauf anodine.

En 1918, la grippe espagnole impose des mesures proches de celles que nous connaissons aujourd’hui. Un renseignement parmi d’autres que nous fournit la presse ancienne numérisée (Tribune de Genève 18.10.1918).

La « magie » du numérique et de son accès, le nombre quasiment illimité de pages à disposition, font facilement perdre de vue que le processus pour produire ces documents est d’abord matériel. Comme on finit par oublier que le pain acheté au supermarché, banal par sa familiarité et son abondance, est le résultat d’une complexe chaîne de production qui débute par des semailles.

Il s’agit d’abord d’une prouesse logistique: il faut vérifier les collections des bibliothèques, contrôler qu’elles soient complètes et aptes à être numérisées. On remercie au passage la chaîne de collègues qui, pendant des générations, les ont constituées. La continuité historique d’une mission de collecte donne toute sa valeur aux institutions patrimoniales.

Ensuite il faut envisager le processus de numérisation: l’externalisation est généralement la solution la plus avantageuse, car un tel volume de pages ne peut être traité que par des entreprises spécialisées. Cela implique de pouvoir déplacer de très grandes quantités de volumes.

Le transport doit être préparé, et nécessite un constat d’état précis. Il s’agit en effet d’ensembles patrimoniaux rares: il n’existe en général que 2 ou 3 collections complètes. Des tonnes de papier sont ainsi massivement déplacées, alors qu’auparavant les publications ne quittaient leur lieu de dépôt que sporadiquement, pour être consultées en salle de lecture, sans sortir du bâtiment.

Après la numérisation, les volumes reviennent et il faut les replacer en rayon.

Une gamme de traitements

Une fois converties en pixels, les pages des journaux subissent encore plusieurs transformations.

Il faut s’assurer de la qualité de la numérisation, faire des vérifications à l’écran, afin de s’assurer de la complétude de l’information.

Ensuite, les données obtenues doivent être traitées. On parle alors de structuration ou de segmentation. C’est un peu une sorte de « reverse engineering »: à partir d’une image qui n’est encore qu’un amas de pixels, on reconstruit la logique du journal: on identifie le bandeau de titre, les colonnes, les blocs formant un article, une illustration, une publicité… et bien sûr le texte lui-même. A l’heure actuelle ces traitements sont semi-automatiques, c’est-à-dire que des armées d’opérateur.trice.s doivent vérifier patiemment les métadonnées de toutes les pages scannées.

Enfin, toutes ces informations, données et métadonnées, sont chargées sur un serveur, puis indexées, ce qui permettra de les offrir au public, ou à de nouvelles exploitations informatiques grâce au « data mining ».

Le poids du virtuel

Le torrent numérique qui défile sur nos écrans nous le fait souvent oublier: un serveur est fragile; les données peuvent s’altérer. Saura-t-on les conserver? L’archivage numérique est désormais un thème bien étudié et des normes existent depuis de nombreuses années. Elles sont cependant exigeantes et coûteuses, difficiles à respecter totalement. Est-ce que cela met en cause la pérennité de ces réalisations numériques?

Pas nécessairement. Osons une comparaison avec le papier. Il y a cent ou deux cents ans, les locaux des bibliothèques n’avaient pas de climatisation contrôlée, n’étaient pas comme aujourd’hui protégés contre les dégâts d’eau, les incendies ou encore le vol. Pour autant, une bonne partie de notre patrimoine nous est parvenu, grâce à des mesures simples : la reliure protège les feuilles et évite qu’elles ne se dispersent et se perdent. Cela peut faire sourire, mais dans l’ensemble cela a plutôt bien fonctionné.

Nous en sommes peut-être à un même stade aujourd’hui avec le numérique. Nos dispositifs sont peut-être insuffisants, et nous serons vraisemblablement considérés comme inconscients par nos successeurs. Ce qui n’empêchera pas, nous l’espérons, à la plupart de nos numérisations de traverser le temps.

Soudaine expansion du livre numérique

Soudaine expansion du livre numérique

Félix Vallotton, Le bibliophile, xylographie, 1911

Avec la fermeture des librairies physiques, les ventes de livres numériques explosent. Nécessité fait loi…

Au début de la crise, Payot a voulu assurer une diffusion par la poste, mais très vite a dû y renoncer[1]. Abandonnant cette option, l’entreprise a par la suite relancé sa librairie en ligne, le 6 avril[2]. Cette volte-face montre combien la situation est difficile, même pour un acteur du livre important en Suisse romande. La librairie prévient d’ailleurs qu’il faudra compter avec des difficultés dans la disponibilité des ouvrages, et que ses clients seront notifiés par email de tout contretemps.

Une polémique est apparue sur le site du magazine des professionnels français du secteur: Livres Hebdo. La branche doit-elle, coûte que coûte, continuer à procurer des livres aux lecteurs reclus à domicile? Ou doit-elle sagement faire le dos rond en se rappelant qu’elle ne fournit pas des produits de première nécessité? En arrière-plan, des calculs inquiets se profilent: les clients reprendront-ils le chemin des librairies après la crise? Faut-il se désoler qu’une fois de plus les grands gagnants de la situation soient les “majors” de l’Internet? Ne vont-ils pas creuser l’écart encore davantage? Et le livre numérique ne va-t-il pas opérer enfin une percée décisive?

De nouvelles habitudes ?

Beaucoup de spéculations anticipent ce que sera ce monde post-confinement. Y aura-t-il un avant et un après dans les habitudes de lecture, autrement dit, le livre numérique connaîtra-t-il enfin son heure de gloire?

La situation actuelle est une sorte de laboratoire. On expérimente une vie plus intériorisée. Certains ont objectivement plus de temps pour lire. Beaucoup se surprennent à travailler chez eux de façon aussi autonome qu’au bureau. Certains trouvent même que ce n’est pas désagréable et voudront préserver, au moins partiellement, cet “acquis”.

Dans cette période particulière, les ventes numériques ont beaucoup augmenté, parfois plus que doublé selon les plates-formes, nous dit encore Livres Hebdo[3]. Ne nous laissons toutefois pas trop impressionner: les chiffres de départ étaient bien bas. Les bilans du marché du livre pour l’année 2018 en France (ceux pour 2019 ne sont pas encore disponibles), indiquent toujours une part de marché très faible pour le numérique. N’est pas pris en compte cependant le téléchargement illégal, bête noire de la profession, qui est aussi monté en flèche : le confinement a fait exploser le piratage, ainsi que la préférence pour les contenus gratuits.

N’oublions pas également que la façon de remplir son temps libre est aussi un marqueur culturel, l’offre de contenus audiovisuels en streaming ayant largement permis de combler le vide, pour toutes celles et ceux qui n’apprécient pas particulièrement la lecture.

Dépasser l’écueil de la technologie

On le voit, les signaux sont contradictoires, comme c’est souvent le cas, et nous incitent à la prudence dans nos pronostics. Cependant, la situation actuelle pourrait créer la surprise. Rétrospectivement, l’échec de la première génération du livre numérique, amorcée autour de l’an 2000, a pu s’expliquer par les faiblesses de la technologie ou la pauvreté des catalogues.

Lorsque le poids lourd de la branche Amazon lance le Kindle en 2007, ces limites sont objectivement levées. Malgré tout le livre numérique n’a pas vraiment pris de l’ampleur. La plus-value qu’il apporte n’a pas été déterminante au regard du confort de lecture que le livre papier procure, sans oublier peut-être la question du prestige culturel[4] auquel il est lié. Rappelons aussi que le livre, à la différence du son ou de l’image animée, n’a pas besoin de dispositif technologique pour être abordé, ce qui est un atout non négligeable[5].

Aujourd’hui le livre numérique bénéficie d’une rupture d’une autre nature : celle d’une expérience, forgée par l’impossibilité de s’approvisionner en “vrais” livres via les librairies ou les bibliothèques. L’essai sera-t-il durablement transformé, ou n’est-ce qu’un pis-aller pour temps de crise, qui n’aura pas de suite? Les paris sont ouverts.

[1] 24 Heures, 23.03.2020. https://www.24heures.ch/culture/livres/payot-ferme-service-envoi-ligne/story/22907846

[2] Tribune de Genève, 05.04.2020. https://www.tdg.ch/culture/livrespayot-relance-vente-ligne-lundi-6-avril/story/12983537

[3] Livres Hebdo, 01.04.2020. https://www.livreshebdo.fr/article/le-livre-numerique-explose-sur-toutes-les-plates-formes

[4] Par exemple les propos de l’écrivain Martin Winckler en 2013 restent d’actualité. A la question “pourquoi les Français prennent-ils plus de temps à s’intéresser au livre numérique?” il répondait: “Parce qu’en France beaucoup confondent l’objet livre avec son contenu, et je pense que c’est un préjugé culturel (et de classe).” https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/05/20/pourquoi-les-francais-boudent-le-livre-numerique_5130947_3234.html

[5] Voir aussi le billet du 01.03.2015

Le retour de Google Books

Le retour de Google Books

A. von Haller, Les Alpes
A. von Haller, Die Alpen

Pages de titre d’une édition bilingue du poème “Les Alpes”, par le naturaliste bernois Albrecht von Haller (1795). Exemplaire de la Bibliothèque nationale autrichienne, numérisé par Google

La nouvelle est tombée dans la torpeur de l’été, entre deux épisodes caniculaires: plusieurs bibliothèques alémaniques vont numériser leurs collections grâce à Google. Depuis l’annonce fracassante il y a maintenant 15 ans du programme Google Books [1] avec la numérisation en masse de prestigieuses bibliothèques anglo-saxonnes (New York, Harvard, Stanford, Michigan et Oxford) et la polémique qu’il suscita, notamment en France, après l’émoi suscité en 2007 par la première bibliothèque suisse et francophone à se lancer dans cette aventure (Lausanne), Google est devenu une bibliothèque numérique presque comme les autres et qui a fini par se fondre dans le paysage.

A tel point que beaucoup d’observateurs ont pu penser que le projet, était avec 35 millions de livres numérisés, si ce n’est achevé, du moins sur la voie de l’être et que Google se consacrait désormais à d’autres explorations stratégiques.

C’est dire que le 15 juillet dernier, le communiqué de presse de la Bibliothèque universitaire de Berne a été quand même une surprise pour ceux qui suivent les programmes de numérisation dans ce pays [2]. L’annonce a été relayée par les médias, mais n’a soulevé cette fois aucune polémique.

Quels enseignements pouvons-nous en tirer ?

1. Une des vertus managériales principales de notre temps est le “pragmatisme”. Les porteurs du projet servent cet argument: Google est un partenaire industriel capable de traiter en quelques semestres des centaines de milliers de livres. C’est donc un accélérateur de la numérisation et un bienfait pour les usagers qui vont pouvoir accéder à un patrimoine conséquent avec les outils de leur temps, un des objectifs majeurs de toute bibliothèque, avec un coût négligeable pour le contribuable, puisque Google prend en charge l’essentiel des frais. De plus il donne de sérieuses garanties quant au transport et la manutention des livres qui rejoignent les standards en vigueur pour les collections précieuses. Hubert Villard, directeur de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne à l’initiative du projet Googlos (Google-Lausanne) s’enthousiasmait: “Les gens de Google sont terriblement pros et efficaces.” [3] Cela répond, dix bonnes années plus tard, au regret exprimé par la directrice de la Bibliothèque nationale, qui déclarait dans Le Temps: “La numérisation des bibliothèques publiques avance à pas d’escargot” [4]

2. Mine de rien, la Suisse est en passe de devenir avec cette opération un des pays qui a le plus ouvert les portes à Google, avec des bibliothèques partenaires dans les deux principales régions, germanophone et francophone. D’autant que le communiqué laisse la porte ouverte à d’autres institutions.

3. Le parallèle initiatives publiques vs Google livres est cruel: voilà bientôt dix ans aussi que la bibliothèque numérique e-rara.ch est ouverte. Elle a fonctionné d’abord avec de l’argent de la confédération, puis n’est financée que par les bibliothèques membres. L’avancée est loin d’être négligeable: le portail est réputé pour l’importance des documents et la qualité des images. Mais tous ces efforts n’ont conduit qu’à 75’000 titres offerts au public, et la reconnaissance de caractères (qui permet la recherche en texte intégral) n’est possible que pour les imprimés postérieurs à 1800… Google traite avec les bibliothèques des centaines de milliers de livres.

Est-ce à dire que seul un opérateur privé est capable, en Suisse, de s’occuper massivement de numérisation? En France Gallica héberge tout de même 642’000 livres, sans compter bien d’autres documents.

[1] Le communiqué de l’Université de Berne: “100’000 Bücher der Universitätsbibliothek Bern werden durch Google Books digitalisiert, Universität Bern, 15.07.2019.
Celui de la bibliothèque de Lucerne: “Google Books digitalisiert 60’000 Bücher der ZHB”. ZHB Zentral- und Hochschulbibliothek Luzern, 06.08.2019.
Un article pour celle de Zurich: “Zentralbibliothek Zürich lässt Google an ihre Sammlung”, dans la Netzwoche du 16.07.2019.
Ainsi qu’un sujet d’une émission de la radio suisse alémanique: “Schnelleres Digitalisieren – Google Books spannt mit Schweizer Bibliotheken zusammen”, SRF, 30.07.2019.
[2] Lire par exemple la tribune de Michael Gorman, “Google and God’s Mind. The problem is, information isn’t knowledge”, Los Angeles Times, 17.12. 2004.

[3] 24 Heures, 16.05.2007. H. Villard retrace sa carrière dans le volume Entretiens, aux éditions L’Esprit de la Lettre, coll. Bibliothéchos.

[4] Le Temps, 04.05.2007

Numérisation des bibliothèques: réactions

Numérisation des bibliothèques: réactions

V. Bérard et F. Boissonnas, l'Odyssée

Valorisation de la numérisation à la Bibliothèque de Genève. L’Odyssée, du mythe à la photographie. Victor Bérard et Fred Boissonnas sur les traces d’Ulysse. https://www.unige.ch/sciences-societe/geo/ulysse/fr

Mon dernier billet Bibliothèques: un état de la numérisation à propos d’une étude d’Europeana [1] a attiré l’attention d’un collègue de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, Théophile Naito [2]. Avec sa permission, il m’a paru intéressant de réagir ici-même. Voici donc notre échange.

Les responsables expliquent alors que la numérisation est une entreprise de longue haleine, coûteuse, qui se fait en réseau avec d’autres institutions dont la mission est comparable et qu’il est à peu près certain que tout ne sera pas numérisé.

TN: Cela dépend aussi de ce que l’on entend par “tout”. Tous les exemplaires? Un exemplaire de chaque publication? Un exemplaire de chaque œuvre?

AR: De même qu’il y a des exemplaires d’un même livre à différents endroits afin que les utilisateurs puissent les atteindre aisément, le même livre peut être numérisé dans différentes bibliothèques numériques. Toutefois, dans la mesure où le libre accès est la règle, l’intérêt pour une bibliothèque A de numériser un livre déjà traité par la bibliothèque B est limité.

Elle ne se justifie que si l’exemplaire a des particularités intéressantes: annotations manuscrites, reliure, ex-libris… La mauvais qualité ou l’accessibilité insuffisante de certaines anciennes numérisation peuvent également la justifier.

TN: Oui, mais vérifier qu’un document a déjà été numérisé ailleurs peut être compliqué!

AR: Il existe des sites qui facilitent cette vérification, comme le Karlsruher Virtueller Katalog (KVK) qui effectue une recherche fédérée dans de nombreuses bibliothèques numériques dont les plus importantes (Gallica, Europeana, Google Livres, Internet Archives, e-rara.ch). Ce qui vaut pour les exemplaires vaut a fortiori pour les œuvres: le contenu de différentes éditions d’une même œuvre sont rarement totalement identiques: préface, introduction, notes, ou encore illustrations. Là aussi ces variantes peuvent justifier plusieurs numérisations.Sauf erreur, ces distinctions ne sont pas prises en compte dans l’étude d’Europeana. Le formulaire fait mention de “digital object” et il semble que c’est aux institutions de donner à ce “digital object” la définition qui leur convient, laquelle peut tenir compte des remarques ci-dessus.

TN: De mon côté, je suis plutôt optimiste: si on regarde les documents publiés, je pense que les documents qui suscitent un intérêt sont déjà numérisés ou le seront assez rapidement, avec la grosse réserve lié au droit d’auteur.En résumé, je fais l’hypothèse que chaque document publié qui est dans le domaine public et qui suscite un ‘intérêt est déjà numérisé et disponible en ligne ou le sera assez rapidement (c’est une question d’années, ou peut-être un peu plus), au moins dans l’environnement suisse. Ceci dit, cela laisse du travail, d’autant plus que le domaine public s’élargit chaque année.

AR: Optimisme partagé! Le livre a ceci d’intéressant que différents acteurs peuvent vouloir sa numérisation: d’abord plusieurs bibliothèques peuvent souhaiter la mise en ligne d’un même document détenu dans sa collection. Mais il y a aussi les éditeurs – je pense notamment aux sociétés savantes – et des acteurs commerciaux qui vendent des abonnements numériques aux bibliothèques académiques. Ou encore des opérateurs mégalomaniaques, tel Google.

…58% des contenus numérisés sont accessibles en ligne

TN: Ce chiffre est bien intéressant, parce qu’il suggère que l’effort devrait petit à petit se déplacer de la numérisation vers la mise en ligne. Et l’étape suivante/parallèle serait de créer les fonctionnalités nécessaires pour exploiter au mieux les ressources en ligne (par exemple, certaines requêtes légitimes sur la presse numérisée sont impossibles dans la plupart des bibliothèques numériques).

AR: Je suis d’accord. On voit bien qu’il y a deux défis à surmonter. D’abord la numérisation des contenus et celui de la mise en ligne adaptée à la typologie des contenus et aux besoins des utilisateurs. Et ces besoins évoluent souvent plus vite que les outils.

…ou dont les droits sont détenus par l’institution (30%)

TN: Ce chiffre m’étonne un peu.

AR: Je comprends ta réaction. Je pense que ce chiffre recouvre deux situations: d’abord une bibliothèque acquiert une collection avec des droits d’exploitation, comme cela est souvent le cas pour les collections spéciales (documents d’archives ou iconographiques, par exemple). Ensuite, la bibliothèque a pu obtenir des autorisations auprès des ayants-droit pour diffuser des œuvres numérisés qui n’ont plus de potentiel économique. Il est finalement compréhensible que la numérisation porte avant tout sur des contenus que l’on pourra diffuser en ligne, soit parce qu’ils sont dans le domaine public, soit parce que l’institution dispose des droits.

Ce qui est certain, c’est que la numérisation va continuer à structurer pendant longtemps les activités de ces institutions…

TN: Je suis d’accord.

AR: Mais tout dépend des priorités des organisations. Une bibliothèque pourrait décider qu’elle ne poursuit plus la numérisation, afin de se consacrer à d’autres projets, même si elle n’a pas achevé ce travail.

… et les usagers devront continuer à consulter les supports matériels.

TN: Je suis peut-être un peu moins d’accord, surtout pour les titres dans le domaine public. Les usagers ne trouveront peut-être pas ce qu’ils cherchent sous forme numérique dans leur bibliothèque. Mais en cherchant un peu, ils trouveront probablement ce document numérique auprès d’une autre bibliothèque ou dans une méga-bibliothèque numérique du type “Google” ou “Internet archive”. Ou dans une librairie numérique (contre payement dans ce cas).

Mais je suis d’accord avec toi pour le cas des documents protégés par le droit (et c’est vrai, ça en fait beaucoup). Pour ces situations, il est encore difficile de se passer du papier, surtout si l’usager ne souhaite pas payer.

AR: Oui, les motivations d’usage du papier deviennent diverses: usage contraint, car il n’y a pas d’alternative ou qu’elle est trop coûteuse, usage délibéré par choix, ou encore usage de niche, spécialisé.

Les responsables politiques demandent aussi qu’elle profite au grand public, alors que son intérêt n’est pas toujours évident.

TN: Il me semble c’est une vraie question: est-ce que la mobilisation de moyens relativement importants se justifie alors que seul un petit nombre d’usagers en profite?

AR: Par le passé, un musée pouvait concevoir une exposition visitée par une poignée de visiteurs. Aujourd’hui cela ne semble plus défendable. Faut-il pour autant s’interdire de numériser des fleurons du patrimoine sous prétexte qu’ils ne sont pas “vendables” au plus grand nombre? Je trouve qu’on ne devrait pas avoir à opposer ces publics…

TN: Oui, mais en pratique les budgets ne sont pas illimités et il faut bien faire des arbitrages.

[1] Europeana DSI 2 – Access to Digital Resources of European Heritage. D4.4. Report on ENUMERATE Core Survey 4, Europeana Foundation, 31.08.2017. https://pro.europeana.eu/files/Europeana_Professional/Projects/Project_list/Europeana_DSI-2/Deliverables/d4.4-report-on-enumerate-core-survey-4.pdf

[2] Théophile Naito est l’auteur de “Choisir un format d’images numériques dans le cadre de la numérisation patrimoniale”, in: Gilbert Coutaz (éd.), Informationswissenschaft: Theorie, Methode und Praxis : Arbeiten aus dem Master of Advanced Studies in Archival, Library and Information Science, 2010 – 2012 = Sciences de l’information: théorie, méthode et pratique, Baden, hier + jetzt, 2014, p. 47‑74.