Françoise Benhamou, Le Livre à l’heure numérique. Papier, écrans, vers un nouveau vagabondage, Paris, Seuil, sept. 2014
L’auteure, spécialiste de l’économie de la culture, enseigne à l’Université Paris-XIII et a à son actif de nombreuses publications. D’une écriture alerte, elle signe avec Le Livre à l’heure numérique une analyse profonde et documentée de cette forme d’expression emblématique de notre civilisation. Le livre, en effet, se transforme sous l’emprise du numérique. La comparaison avec la mutation d’autres secteurs – presse, musique, vidéo – est intéressante mais l’évolution du livre se fait de manière à la fois plus nuancée et moins rapide.
Les conditions dans lesquelles j’ai lu Le Livre à l’heure numérique illustrent bien ces paradoxes actuels, au-delà de mon cas personnel. J’aurais bien sûr pu l’emprunter dans ma bibliothèque préférée, mais je préférais disposer d’un exemplaire sans entraves. J’aurais pu l’acquérir en numérique pour éviter d’encombrer mes étagères, mais la perspective d’un exemplaire bridé par les DRM ne m’enthousiasmait pas vraiment. J’ai donc opté pour l’achat classique d’un « vrai » livre papier en magasin, après avoir repéré sa disponibilité immédiate via le catalogue d’un réseau de librairies indépendantes.
Cette lecture passionnante suscite quelques commentaires:
> 1
D’abord une évidence: le contenu ne change pas fondamentalement sur papier ou en numérique. Dans un cas comme dans l’autre, le livre reste d’abord une suite de mots qui informent, content une histoire, captivent, émeuvent… De la même façon que pour le son ou l’image animée, le « passage au numérique » est avant tout un enjeu technique.
En revanche la relation au livre lorsqu’il est numérique, ce que cette forme induit tant sur un plan personnel que social, change considérablement. Contrairement aux autres médias, le livre papier n’est pas un support technologique, il n’exige aucun outillage de restitution, alors que le son et l’image animée, même analogiques, ont toujours été dépendants d’un dispositif pour être appréhendés. Cette principale différence, sur laquelle l’économiste aurait pu à mon sens insister davantage, explique en grande partie la rupture que le passage au numérique représente pour le livre, et en quoi cette mutation, bien plus conséquente que pour les autres médias, induit aussi une plus grande complexité.
> 2
Françoise Benhamou note que cette évolution a un caractère à la fois inévitable et imprévisible. Inévitable, car l’accoutumance au numérique est patente et progresse continuellement. Que de chemin parcouru lorsqu’on se souvient des années 1980, où il était quasiment impossible d’illustrer des textes informatiques par des images ou des graphiques, trop coûteux en mémoire… et des premières années du Web, quand le patron de Microsoft avouait imprimer systématiquement tout document de plusieurs pages pour le lire plus tranquillement et confortablement! L’arrivée et l’adoption de dispositifs de plus en plus nomades (ordinateur portable, smartphone, liseuse, tablette…) ont généré des potentialités et des inclinations nouvelles pour le livre numérique. Il a dès lors été possible de l’adapter à tous les champs d’utilisation du livre en papier, qui semblaient jusque là presque inimaginables.
L’évolution, la rapidité d’adoption ou le refus de ces dispositifs sont pour le secteur de l’édition très déstabilisants et difficiles à intégrer dans un plan d’avenir. Alors que la presse voyait dans la tablette un dispositif idéal pour se relancer, elle peine toujours à retrouver un modèle économique rentable. Cela est inquiétant, car la crise de la presse « met en question non seulement des emplois, mais aussi certains fondements de notre démocratie pour laquelle le journal joue un rôle essentiel » (p. 30).
> 3
Le monde de l’édition est déchiré à l’idée de s’éloigner d’un écosystème fondé sur le papier, en diminution certes, mais qui assure encore l’essentiel de ses revenus. Dans le circuit traditionnel, le recours à des processus de fabrication industriels impose une limite naturelle à la (sur)production de livres. La promotion, via le réseau des diffuseurs et des libraires, sans négliger le rôle des bibliothèques, organise et assure la rencontre du livre avec ses lecteurs. Même s’il paraît lourd, ce système fonctionne, de manière prévisible et rassurante.
Malgré une politique publique de soutien affirmée à la filière du livre, en France de nombreuses librairies – même les grandes chaînes – sont en difficulté et ferment. Comme l’explique bien l’auteur, il en résulte une moindre exposition des livres dans l’espace public, qui induit pour la lecture une spirale à la baisse, de la même façon que la presse papier fait l’expérience de l’érosion des tirages en raison de la diminution des points de vente.
Face à cette organisation l’écosystème du livre numérique impose des règles nouvelles et déroutantes. Le statut du livre y est très différent: « Le texte est encerclé de toutes parts. L’œuvre se perd dans l’océan des écritures numériques, et tout un continuum se forme entre différentes formes d’expression, depuis le tweet, le blog et jusqu’au livre augmenté. » (p. 153). Le défi en termes de promotion est d’une toute autre nature et doit s’appuyer sur une stratégie qui permet aux prescripteurs de faire connaître et de relayer les parutions. Françoise Benhamou souligne que le numérique, par sa nature virale, peut être un vecteur de renforcement des succès et donne également leur chance d’être remarqués à des titres plus confidentiels. C’est l’effet de la longue traîne. Cependant, le travail de promotion semble considérablement plus difficile et aléatoire, ou en tout cas exige des professionnels des capacités bien différentes qu’auparavant.
> 4
Une notion revient comme un leitmotiv: devenu numérique, le livre subit une extraordinaire destruction de valeur. Le consentement à payer du client diminue fortement. D’abord par le fait que le coût de production des exemplaires, une fois que le livre est conçu, est nul. Ensuite l’usager doit acquérir ex ante un dispositif de lecture. Le mode de propriété devient incertain et tend plutôt à se limiter à un droit de lecture. Cela conduit à d’autres modèles économiques déjà testés pour la musique et la vidéo: l’accès en streaming sur abonnement à un catalogue plus ou moins étoffé de titres. Les rémunérations sont la plupart du temps dérisoires. Enfin, une part importante de cette valeur échappe au secteur culturel au profit des vendeurs de technologies et des opérateurs de télécommunications.
Françoise Benhamou n’oublie pas non plus ces acteurs du livre que sont les bibliothèques. « Le numérique se marie joliment avec le monde des bibliothèques. Il appelle le rêve de la bibliothèque universelle… » (p. 191). Mais là encore la réalité numérique change la donne. Le prêt numérique opéré par les bibliothèques est senti par les éditeurs comme une concurrence frontale à la vente ou aux offres en streaming. Inquiétés par la perte de valeur, auteurs et éditeurs sont peu nombreux à tenter ce risque ou alors à des conditions financières trop imprévisibles pour le service public.
Finalement un secteur éditorial semble avoir réussi, et de façon insolente, sa transition numérique: celui des revues scientifiques. Les éditeurs scientifiques ont verrouillé relativement tôt leur parts de marché en mettant sur pied des plates-formes de consultation pour les universités et centres de recherche, dès avant les années 2000. Si les utilisateurs plébiscitent ces formules d’accès, bien adaptées à leurs besoins, les bibliothèques dénoncent depuis plusieurs décennies le scandale du coût des abonnements en hausse continue. Contrairement aux autres branches de l’édition, le numérique n’y est pas synonyme de destruction de valeur, bien au contraire. Les bibliothèques tentent de résister en se regroupant et en demandant la mise en place de licences nationales, ou en soutenant les modes de publication alternatifs en Open Access, qui gagnent lentement en importance. Ce faisant, tout un tissu de maisons d’édition modestes, surtout en sciences humaines et sociales risquent de disparaître. La publication étant devenu un acte banal, elle brouille la perception de la valeur ajoutée qu’apporte un éditeur. En Suisse le débat s’est enflammé au printemps 2014 lorsque le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) a imposé dans son règlement, pour les résultats des recherches subventionnées, la publication en Open Access au plus tard deux ans après leur première publication[1].
Ainsi le numérique est aussi bien le « remède » que le « poison ». D’un côté « une profusion de documents et leur joyeux désordre » de l’autre une « destruction créatrice en œuvre dans le monde du livre » (p. 209-211). Ce qui est certain c’est que rien ne sera jamais plus comme avant. Le Livre à l’heure numérique est un jalon, fort utile pour nous aider à décrypter l’actualité de ce secteur fragilisé et sujet à concentration. En Italie le possible rachat de RCS libri (filiale de RCS Mediagroup) par Mondadori conduirait, avec 40% de parts de marché, à une situation monopolistique que dénonce Umberto Eco et de nombreux auteurs italiens ou étrangers. (voir Le Monde 25.02.215 et Actualitté 26.02.2015). Tout le défi est de savoir si les valeurs profondes associées au livre – accès au savoir, liberté de création, d’expression et d’information – subsisteront, avec ou sans lui. D’autres billets ne manqueront pas de scruter cette interrogation.
[1] Enrico Natale, Eliane Kurmann. L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse, Traverse, 2014, n.3, p. 135-146.
Rétroliens/Pings