Publier son livre à l’ère numérique

Publier son livre à l’ère numérique

Publier son livre à l'ère numérique

Marie-Laure Cahier et Elizabeth Sutton, Publier son livre à l’ère numérique, 2016

Ecrire un livre implique encore l’idée de prendre du recul sur le sujet que l’on traite, de dresser l’état de l’art sur une question, appelé à faire date. Même si c’est de moins en moins le cas, et même si à coup sûr de nouveaux ouvrages paraîtront sur le sujet, le livre de Marie-Laure Cahier et Elizabeth Sutton, Publier son livre à l’ère numérique, sorti il y a bientôt une année, est toujours d’actualité.

Témoignages

Le recours à de très nombreux témoignages est un des mérites du livre. Ces expériences s’enrichissent mutuellement. Elles ne se limitent pas d’ailleurs à l’édition numérique aborde aussi globalement la question de l’auto-édition. Il s’agit d’une exploration pragmatique des stratégies de publication offertes, où le choix d’un support peut être une question d’affinité, mais surtout d’opportunité.

On retrouve dans ces pages une figure connue, celle de l’écrivain François Bon, « star » incontestée des nouvelles formes éditoriales et défricheur du numérique au long cours (p. 10-13). Ce qui ne l’empêche pas d’être aussi publié par de grands éditeurs parisiens.

Le récit de Daniel Ichbiah (p. 77-78) illustre de façon emblématique une des recommandations fortes de ce livre: l’autonomisation de l’auteur. Apprenant incidemment en avril 2014 que son ouvrage sur les Rolling Stones était épuisé, Daniel Ichbiah demande à son éditeur de le réimprimer en prévision de la venue du groupe à Paris agendé deux mois plus tard: refus de l’éditeur et impossibilité de briser le contrat pour reprendre le contrôle de la diffusion dans un délai si court. Le spécialiste décide alors d’autoéditer sur la plate-forme d’Amazon Les Chansons des Rolling Stones, un livre réalisé en un temps record et composé de différents textes écrits durant les années précédentes. Le jour du concert – et grâce à une promotion parfaitement professionnelle – le livre est devenu le numéro un des ventes d’Amazon. Il se vend aujourd’hui à 3.80 € en version Kindle et 9.90 € en papier (impression à la demande).

Cette aventure illustre bien un fossé qui se creuse: d’un côté la lenteur des éditeurs traditionnels, de l’autre la souplesse des plates-formes de publication en ligne. Est-ce à dire que les éditeurs traditionnels sont inefficaces? Ce serait largement exagéré; ils ont simplement conservé des processus qui fonctionnaient dans un autre paradigme. Et même s’ils ont raccourci leur circuit de production pour pouvoir sortir des livres plus proches de l’actualité (mais également plus éphémères) celui-ci reste bien trop long au regard du numérique.

La démarche de Daniel Ichbiah montre clairement la nouvelle opportunité que représente l’édition numérique. Sans la plate-forme d’Amazon, l’auteur n’aurait pas été en mesure de produire son livre et les fans n’auraient rien acheté ! L’auteur n’aurait pu alors que maugréer contre la courte vue de son éditeur.

Ces histoires de succès électroniques figurent en bonne place. Mais les deux auteures ne manquent pas de rappeler aux amateurs candides la loi impitoyable du numérique: la plupart des livres autoédités sont noyés dans une masse qui les rend invisibles. L’audience n’arrive pas par miracle, mais demande a minima une stratégie réfléchie de promotion. « Les auteurs sont en général nombreux à pointer les défaillances des éditeurs traditionnels en matière de promotion et de communication. Mais vous découvrirez vite qu’il n’est guère plus facile pour un auteur indépendant de réussir le lancement de son ouvrage. » (p. 123).

Typologie

Le livre présente une galerie de portraits d’auteurs types, selon leur affinité avec le numérique, leur relation avec leur éditeur, leur envie de tester de nouvelles formes de publication, ou encore leur capacité à produire tout seuls leurs publications. Cette dernière catégorie d’auteurs est particulièrement ciblée ici. La couverture porte d’ailleurs en sous-titre « Le guide de l’auteur-entrepreneur », allusion à ce statut emblématique de la nouvelle économie.

S’ensuit l’énumération de cinq raisons pour ne pas devenir un auteur-entrepreneur: la pléthore de manuscrits et de candidats à la publication, la faiblesse du marché du livre numérique en France, le désir de devenir un auteur à succès, une allergie à utiliser des outils numériques ou encore le manque de temps. A quoi répondent dans le chapitre suivant cinq raisons pour franchir au contraire le pas: s’affranchir du filtre d’entrée constitué par les éditeurs, afficher volontairement une démarche alternative militante, améliorer son revenu, contrevenir aux défaillances des éditeurs, créer sa propre communauté de lecteurs.

Puis le livre envisage méthodiquement les questions pratiques: les acteurs de l’autoédition (plates-formes d’autoédition, diffuseurs-agrégateurs, consultants), la fixation du prix de vente, la fabrication numérique et bien sûr la promotion, qui va miser à fond sur les réseaux sociaux, le contact avec les journalistes. Le livre se termine sur les promesses de rémunération que l’on peut attendre (« Allez-vous gagner de l’argent? ») et la question du statut fiscal le plus approprié. Concernant la rémunération, l’auteur indépendant gagnera plus pour un ebook vendu que pour un exemplaire imprimé. Mais le volume des ventes est bien plus aléatoire. « Pour notre part, nous restons sur l’idée de base qu’il se vend toujours beaucoup plus de livres imprimés que d’ebooks. » (p. 148).

Des univers étanches

Comme dans d’autres domaines bousculés par l’économie numérique, le monde de l’édition aujourd’hui s’apparente à une querelle des anciens et des modernes. Les premiers seraient en perte de vitesse, alors que les seconds n’ont pas encore réalisés leurs promesses. Il en résulte qu’il est difficile de miser sur les uns comme sur les autres. Cette opposition est clairement assumée par les deux spécialistes, qui ont une connaissance intime du secteur.

Les anciens, les éditeurs traditionnels, travaillent dans des temps longs, peu réactifs, rémunérant peu leurs auteurs (en pourcentage). L’autoédition « se développe parallèlement à celui de l’édition traditionnelle, comme un monde à part. Les vecteurs de communication et les relais d’information développés en autoédition ne recoupent pas (encore) ceux de l’édition traditionnelle: le libraire et le journaliste, cibles prioritaires de l’édition classique, sont en autoédition moins influents que le blogueur spécialisé, la plateforme de distribution et, bien évidemment, les lecteurs. » (p. 125).

Empowerment

Autonomisation, autoentrepreneriat, empowerment… Nous ne cessons d’entendre ces mots d’ordre en ces années 2010 bousculées par la numérisation de l’économie. C’est le conseil que l’on donne aux jeunes comme un mantra: prends ton destin à bras le corps, romps avec les voies toutes tracées. C’est un des aspects d’une société toujours plus individualiste.

Si le concept d’auto-édition n’exclut pas le recours à d’autres intervenants (agents, relais, blogueurs, développeurs, conseillers…) c’est bien l’auteur et lui seul qui a son sort entre les mains. Cela correspond bien au parcours des auteures de Publier son livre à l’ére numérique, devenues indépendantes et affranchies des éditeurs: Elizabeth Sutton est co-fondatrice d’un site d’informations sur les ebooks (idboox.com) et Marie-Laure Cahier a créé Cahier&Co, une entreprise de conseil et d’accompagnement éditorial.

Les 500 mots métiers

Les 500 mots métiers

Les 500 mots métiers 2016

Jean-Philippe Accart, Clotilde Vaissaire-Agard, Les 500 mots métiers. Bibliothèques, archives, documentation, musées, Bois-Guillaume, Ed. KLOG, 2016

A quoi bon en 2016 tenir entre les mains un dictionnaire ? Tout le monde semble s’être mis d’accord pour affirmer que ces « bases de données » de papier n’ont plus d’avenir: les enfilades d’Encyclopaedia Britannica et l’Encylopaedia Universalis ne sont plus imprimées depuis plusieurs années. Quant au Petit Robert, bien moins encombrant mais riche de 300’000 définitions, il résiste mais est désormais accompagné d’une clé USB pour permettre une consultation en ligne.

En quelques 200 pages, Les 500 mots métiers est une réalisation de salut public dans un environnement saturé d’information et adepte des superlatifs: croissance exponentielle des contenus, des échanges, de la taille des données… Ce lexique, utile et synthétique, contraste avec l’immensité des ressources d’Internet. Il tranche aussi sur l’infinie variété des discours, qui conduisent parfois à faire perdre de vue que les mots ont un sens et qu’il est bon qu’il soit valable pour tous. La sélection draconienne des entrées crée un ensemble aisément maîtrisable. Cet aspect est très précieux dans un univers où l’on dit manquer de repères.

L’interdiscipline

Un autre mérite des auteurs est de dessiner le champ (inter)disciplinaire de quatre métiers ayant pour fondement ou corollaire la gestion de documents, au sens d’ « élément de connaissance ou source d’information ». S’il y a bien une avancée due à Internet, c’est de permettre la convergence d’institutions, quelles que soient leurs traditions particulières, autour de la thématique de la documentation. Cela constitue un progrès incomparable pour le chercheur. Un nouvel acronyme, GLAM (pour Galleries, Libraries, Archives et Museums), signale d’ailleurs les initiatives visant à relier des ressources et bases de données dans ces domaines. Grâce au langage XML, au Web de données et au Web sémantique (voir ces mots dans le livre), les bases de données constituées de façon autarcique dans chaque univers professionnel peuvent enfin se combiner entre elles, enrichir et partager leurs informations.

Le contenu

Le tour de force de ce volume est de proposer pour chaque entrée une définition à la fois concise, précise et nuancée. Par exemple l’entrée « ontologie » – qui a acquis un sens précis et technique dans le domaine de l’information – rappelle la parenté de ce mot avec la notion traditionnelle de « thésaurus », mais obéit à « des règles plus contraignantes pour réduire le risque de mauvaise interprétation avec les machines ». Associer des concepts récents à des concepts plus anciens permet d’en mesurer facilement la portée et souligne qu’ils ne viennent jamais de nulle part.

Autre exemple, le terme « information » est sobrement défini comme « connaissance ou élément de connaissance formalisé ». Cette formulation, suffisante pour les professionnels de ce domaine ne doit pas faire oublier que ce terme fait l’objet de discussions infinies sur son sens et sa portée, d’un point de vue philosophique, économique ou sociologique, dans un monde qui s’est désigné comme société de l’information.

L’illustration est également présente, que ce soit par des schémas (comme celui du modèle FRBR ou le tableau des licences creative commons), des copies d’écran (comme la présentation d’un index KWIC) ou encore quelques photographies. Figurent aussi bien des dispositifs actuels que des technologies traditionnelles, voire celles d’une époque révolue: personnellement je n’ai jamais côtoyé une carte à fenêtre!

Toutes les entrées sont traduites en allemand et en anglais, listées alphabétiquement en annexe dans chacune de ces deux langues, afin de retrouver aisément toutes les équivalences. Enfin, une « bibliographie-webographie » mentionne les principales ressources lexicographiques sur lesquels les auteurs se sont appuyés.

(Voir aussi l’interview des deux auteurs par Archimag à propos de la genèse des 500 mots métiers, sur le site de Jean-Philippe Accart)

Est-ce que les bibliothèques n’ont plus lieu d’être?

Est-ce que les bibliothèques n’ont plus lieu d’être?

Dans un entretien donné à la NZZ am Sonntag le 7 février dernier, le nouveau directeur de la Bibliothèque de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ) répondait comme suit à la question Est-ce qu’Internet rend les bibliothèques superflues?:

« Oui, les bibliothèques publiques sont arrivées dans la foulée de l’éducation populaire [1], avec Internet, elles s’en vont. Est-ce que cela pose un problème? »

La brutalité de cette déclaration, probablement conçue pour attirer l’attention, a effectivement atteint ce but: la profession, à juste titre, a déploré la simplification des propos, une vision dépassée de ces institutions, la méconnaissance des projets novateurs existants, et son mépris. De très nombreuses réactions ont trouvé place dans la liste de diffusion Swiss-lib ou en commentaires de l’article. Spécialiste du domaine et enseignant à la Haute école spécialisée de Coire, Rudolf Mumenthaler a répliqué de façon structurée à Rafael Ball dans la NZZ  ainsi que sur son blog. La directrice de la Bibliothèque nationale, Marie-Christine Doffey, est elle-même intervenue pour rappeler en substance que si le numérique était bel et bien un support en constante expansion, il avait néanmoins ses faiblesses et que le papier restait important pour garantir l’égalité d’accès à l’information.

Abus de position dominante ?

Pour saisir le contexte, il faut garder à l’esprit que la Bibliothèque de l’ETHZ est la plus puissante institution du pays: taille des collections, budget d’acquisitions et de fonctionnement. C’est un partenaire important pour les autres bibliothèques à qui elle procure diverses prestations. Elle jouit par ailleurs d’une haute réputation à l’international et si on la surnomme parfois « Bibliothèque nationale des sciences et ces techniques », c’est en raison de l’étendue de ses contenus dans ces domaines.
S’exprimant dans un média influent, Rafael Ball témoigne, outre une condescendance avérée vis-à-vis des bibliothèques de taille plus petite, une absence de déontologie assez surprenante venant du directeur d’une telle institution. Le climat actuel est certes propice aux prises de position tranchées. Faut-il pour autant refuser toute subtilité pour se faire entendre? Emis dans la sphère publique, ce genre de discours devient ambigu et instille un soupçon: les bibliothèques seraient-elles effectivement inadaptées, protégées par leur statut, bénéficient-elles d’une rente de situation? Les réactions vigoureuses de défense de la profession ne seraient-elles que le symptôme d’un réflexe corporatiste? Ce débat a déjà eu lieu à l’interne, et si l’on connait un tant soit peu la littérature spécialisée, on le sait depuis bien longtemps. A moins que, ce qui relèverait de la politique, la mission de service public de ces institutions ne soit une des raisons de les attaquer?

Bibliothèques et numérique: une longue histoire

En fait, peu d’institutions ont pris en marche aussi tôt la révolution numérique: informatisation des catalogues dès les années 1970, exploitation du web dès le début des années 1990 comme canal d’information ou de publication des données bibliographiques, expérimentation de la numérisation avant la fin du XXe siècle… Des instances faîtières comme l’IFLA ont toujours reconnu l’immense bénéfice d’Internet pour le public et le rôle des bibliothèques dans la société de l’information [2].

Contrairement à ce qui leur est reproché, les bibliothèques ont su pour la plupart adapter leur modèle d’affaire et continuent à évoluer. Savoir si le livre en papier a la prééminence sur le livre numérique n’a aucun sens: tous deux sont des supports d’information, des « Datenträger » [3], les opposer relève d’un combat d’arrière-garde. Même si le numérique prend une place de plus en plus grande, il se trouve que nombre de « clients » des bibliothèques publiques, pour des raisons qui leur appartiennent, préfèrent encore le premier au second.

Au final, cette polémique est révélatrice des fortes tensions que le numérique impose à notre société. Il bouscule certains équilibres et il est toujours salutaire de savoir se remettre en question. Il n’en est pas moins que les bibliothèques n’ont pas besoin que ses dirigeants allument eux-mêmes le feu destiné à les consumer.

[1] Sur ce point R. Ball voit juste. A Genève par exemple, la corrélation entre création de bibliothèques et développement de l’instruction publique ou populaire apparaît clairement. Lire Alain Jacquesson, Les bibliothèques à Genève Essai de chronologie | 1478 > 2014, publié dans la collection Bibliothéchos des Editions de l’Esprit de la Lettre.

[2] Cela apparait notamment dans notre livre : Alain Jacquesson et Alexis Rivier, Bibliothèques et documents numériques. Concepts, composantes, techniques et enjeux, Nouvelle éd., Paris, Ed. du Cercle de la librairie, 2005 (Collection Bibliothèques).

[3] Pour l’archivage à long terme, une des fonctions des bibliothèques patrimoniales, les institutions peuvent encore préférer le papier, dont le processus est bien maîtrisé, au numérique, pour lequel elles manquent de recul ou ne sont pas encore équipées. Mais il n’existe aucune différence de statut intellectuel entre les deux.

Est-ce que les bibliothèques n’ont plus lieu d’être?

L’édition en sciences humaines est-elle plus vertueuse que dans les sciences dures?

EDLL aime réfléchir sur cet écosystème du livre qui lie auteurs, éditeurs, libraires et bibliothèques. Ses lecteurs savent que la révolution numérique est particulièrement complexe dans ce domaine. Le livre porteur de textes sert de média de diffusion depuis des millénaires, et se développe encore plus efficacement par Internet et le web depuis maintenant une génération.

Pour autant, le support papier est incroyablement résistant, car complètement indépendant de tout dispositif technique de restitution, à l’inverse de la musique ou de la vidéo. Bien qu’il ne soit plus incontournable, le livre papier offre une modalité de lecture qui conserve sa valeur, bien que celle-ci varie selon les sensibilités personnelles. EDLL, bien qu’étant à la base une maison d’édition numérique, fait aussi une part à la demande de papier.

La pression de l’open access

Selon l’adage, l’information « veut » devenir libre en circulant sur les réseaux. Les réseaux sont devenus l’idéal des bibliothèques, qui ont toujours prôné l’accès gratuit à l’information. Les bibliothèques soutiennent fortement, et naturellement, les mouvements open access, et bâtissent des bibliothèques numériques ou des serveurs d’archives institutionnelles de plus en plus riches.

L’open access est aussi une réaction justifiée contre les grands éditeurs scientifiques internationaux. Ils ont su capter les profits de l’explosion de la production d’articles au cours du 20e siècle, [1] puis consolider leurs marges bénéficiaires en négociant habilement le tournant numérique dans les années 1990. [2] Les particularités du système de communication scientifique et les enjeux considérables qui lui sont liés (réputation, évolution des carrières scientifiques, accès au financement pour la recherche) ont contribué à verrouiller ce système.

Il est devenu commode d’opposer les mondes de l’édition STM (Sciences, techniques et médecine) à celui de l’édition SHS (Sciences humaines et sociales): d’un côté quelques mastodontes ultra profitables, de l’autre un émiettement de structures de dimension modestes, souvent à la limite de la rentabilité. D’un côté une langue (l’anglais) et un marché global; de l’autre une diversité linguistique qui compartimente les publications sur des marchés régionaux. L’usage est majoritairement numérique d’un côté, encore largement imprimé de l’autre.

Concilier accessibilité et activité commerciale

L’existence des éditeurs SHS traditionnels dépend beaucoup des ventes physiques et se trouve particulièrement menacée par l’open access.

Deux études françaises complémentaires sorties en 2015 ont tenté de mesurer et d’expliciter la fragilité de ce secteur. Elles concernent avant tout le marché des revues – notamment celles hébergées sur la plate-forme Cairn – pour lequel une masse critique et un recul suffisants sont disponibles. Mais les résultats peuvent être sans problème étendus au marché des livres.

La première étude, conduite par l’Institut des politiques publiques de Paris [3], cherche à déterminer quelle est l’influence sur l’audience de la revue d’une politique d’open access, par rapport à des accès protégés par mot de passe pendant une période plus ou moins longue.

Pour tirer des revenus tout en préservant la diffusion physique imprimée, l’accès sur le portail doit être temporairement payant. Ce sont les organisations, bibliothèques académiques surtout, qui paient des abonnements pour l’ensemble de leur communauté. Hors de ce cercle limité, les institutions non affiliées, les chercheurs indépendants ou les simples citoyens n’ont pas du tout accès à ces contenus.

L’étude met en avant un constat prévisible: plus la durée de protection est courte, plus grande sera l’audience de la revue, considérée sur la longue durée. En revanche, et c’est là un élément plus intéressant de la conclusion, le point de basculement se situe à 12 mois. Un embargo supérieur à une année entraîne une diminution des consultations trop importante pour pouvoir être rattrapée au fil des années suivantes. Or la plupart des revues Cairn ont une barrière mobile fixée entre 3 et 5 ans…

La seconde étude [4] s’intéresse aux conséquences économiques d’une réduction de la durée d’embargo à un an maximum pour les sciences humaines, comme l’encourage la recommandation européenne de 2012 « relative à l’accès aux informations scientifiques et à leur conservation ». La perte de valeur est importante pour l’éditeur: elle est estimée à 20% pour les versions papier. Celles-ci perdent évidemment d’autant plus de valeur que leur contenu est accessible rapidement de façon gratuite.

Il est difficile de ne pas avoir de sympathie pour l’open access. Mais une politique affirmée dans cette direction ne fait pas bon ménage avec la survie financière des éditeurs SHS. L’étude recommande une phase de transition et un soutien financier des pouvoirs publics pour dédommager les éditeurs qui acceptent une faible durée de protection préalable à la gratuité.

L’expérimentation du Fonds national suisse de la recherche scientifique

En Suisse également les nouvelles contraintes réglementaires édictées en 2014 par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), principal bailleur de fonds publics, a soulevé un débat nourri dans le milieu des SHS. Comme en France et ailleurs en Europe, l’open access est considéré comme un principe pour assurer l’accès public des résultats de la recherche issue de ses subsides. Le FNS est d’ailleurs signataire depuis 2006 de la Déclaration de Berlin qui promeut le libre accès à la connaissance. Dans le règlement FNS, les articles doivent être disponibles au plus tard 6 mois après leur publication, au plus tard 24 mois pour les livres. Les frais de publication peuvent être inclus dans les demandes de subsides. Cette mesure annoncée en 2014 a suscité beaucoup d’émoi chez les éditeurs de sciences humaines. Ils jouent en effet un rôle indubitable dans la diffusion des résultats scientifiques au-delà des cercles académiques, élargissant à la sphère publique le débat d’idées. [5]

Plutôt qu’une simulation économique, la FNS a alors voulu procéder de façon expérimentale à un projet pilote d’édition de livres scientifique en libre accès: OAPEN-CH. Les conséquences de l’open access sur la publication y sont étudiées selon deux modèles: 1) des livres publiés simultanément en open access, sans délai d’embargo, et sous forme imprimée payante, 2) des livres disponibles en open access 24 mois après la première publication, mais restant payants sous forme imprimée. Les premiers livres tests sont parus fin 2015 et sont disponibles aussi bien chez les libraires que sur les serveurs de bibliothèques universitaires et dans un entrepôt européen de livres en open access (OApen Library).

L’inconvénient de cette approche est qu’il faudra patienter encore un moment pour en tirer des enseignements sur le marché de l’édition, et qu’entre-temps d’autres initiatives, impulsions ou réglementations continueront à orienter ou modifier les conditions de cette activité économique…

Aucune des études dont nous parlons ne remet en question la place de l’éditeur SHS dans le circuit de communication de la recherche. La valeur de son travail éditorial, indispensable pour amener un texte au public n’est pas contestée. L’éditeur commercial y est aussi souvent aussi l’éditeur scientifique, qui participe directement à la création de la publication.

Il y a là un contraste saisissant avec la façon dont travaillent les éditeurs STM, qui abusent de leur monopole et renvoient une image de prédateurs, acceptée uniquement parce que personne ne veut voir le système s’effondrer. Dans les domaines STM c’est la communauté des chercheurs (les « pairs ») qui fait le travail d’éditeur scientifique, l’éditeur commercial étant presque uniquement un intermédiaire. Il gère la diffusion des revues, et, en les traitant comme des « marques » incontournables, garantit ou développe encore leur valeur financière.

Dans les sciences humaines, il arrive que tout ce travail soit fait par l’auteur lui-même dans le cadre d’une auto-édition. Editeur scientifique, éditeur commercial, garant et vendeur de ses propres recherches… Est-ce vraiment son rôle et doit-il aussi en avoir la capacité.

[1] Cf. l’étude classique sur la question de Derek John de Solla Price, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1962. (Rero)

[2] Les articles de Christian Gutknecht sur son blog wisspub.net sur les montants versés par les bibliothèques universitaires suisses ne laissent aucun doute sur la profitabilité du secteur.

[3] Maya Bacache-Beauvallet, Françoise Benhamou et Marc Bourreau, Les revues de sciences humaines et sociales en France: libre accès et audience (Rapport IPP n° 11), Paris, Institut des politiques publiques, juillet.2015.

[4] L’Open Access et les revues SHS de langue française. Tendance. Environnement réglementaire. Perspectives 2018, Idate Consulting, Cairn Info.

[5] A nouveau, pour une approche claire des enjeux: Eliane Kurmann et Enrico Natale, L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse, Traverse, revue d’histoire (3), 2014, p. 135‑146.

Livre papier, livre numérique – quel destin?

Livre papier, livre numérique – quel destin?

Le livre à l'ère numérique, 2014

L’auteure, spécialiste de l’économie de la culture, enseigne à l’Université Paris-XIII et a à son actif de nombreuses publications. D’une écriture alerte, elle signe avec Le Livre à l’heure numérique une analyse profonde et documentée de cette forme d’expression emblématique de notre civilisation. Le livre, en effet, se transforme sous l’emprise du numérique. La comparaison avec la mutation d’autres secteurs – presse, musique, vidéo – est intéressante mais l’évolution du livre se fait de manière à la fois plus nuancée et moins rapide.

Les conditions dans lesquelles j’ai lu Le Livre à l’heure numérique illustrent bien ces paradoxes actuels, au-delà de mon cas personnel. J’aurais bien sûr pu l’emprunter dans ma bibliothèque préférée, mais je préférais disposer d’un exemplaire sans entraves. J’aurais pu l’acquérir en numérique pour éviter d’encombrer mes étagères, mais la perspective d’un exemplaire bridé par les DRM ne m’enthousiasmait pas vraiment. J’ai donc opté pour l’achat classique d’un « vrai » livre papier en magasin, après avoir repéré sa disponibilité immédiate via le catalogue d’un réseau de librairies indépendantes.

Cette lecture passionnante suscite quelques commentaires:

>  1
D’abord une évidence: le contenu ne change pas fondamentalement sur papier ou en numérique. Dans un cas comme dans l’autre, le livre reste d’abord une suite de mots qui informent, content une histoire, captivent, émeuvent… De la même façon que pour le son ou l’image animée, le « passage au numérique » est avant tout un enjeu technique.

En revanche la relation au livre lorsqu’il est numérique, ce que cette forme induit tant sur un plan personnel que social, change considérablement. Contrairement aux autres médias, le livre papier n’est pas un support technologique, il n’exige aucun outillage de restitution, alors que le son et l’image animée, même analogiques, ont toujours été dépendants d’un dispositif pour être appréhendés. Cette principale différence, sur laquelle l’économiste aurait pu à mon sens insister davantage, explique en grande partie la rupture que le passage au numérique représente pour le livre, et en quoi cette mutation, bien plus conséquente que pour les autres médias, induit aussi une plus grande complexité.

>  2
Françoise Benhamou note que cette évolution a un caractère à la fois inévitable et imprévisible. Inévitable, car l’accoutumance au numérique est patente et progresse continuellement. Que de chemin parcouru lorsqu’on se souvient des années 1980, où il était quasiment impossible d’illustrer des textes informatiques par des images ou des graphiques, trop coûteux en mémoire… et des premières années du Web, quand le patron de Microsoft avouait imprimer systématiquement tout document de plusieurs pages pour le lire plus tranquillement et confortablement! L’arrivée et l’adoption de dispositifs de plus en plus nomades (ordinateur portable, smartphone, liseuse, tablette…) ont généré des potentialités et des inclinations nouvelles pour le livre numérique. Il a dès lors été possible de l’adapter à tous les champs d’utilisation du livre en papier, qui semblaient jusque là presque inimaginables.

L’évolution, la rapidité d’adoption ou le refus de ces dispositifs sont pour le secteur de l’édition très déstabilisants et difficiles à intégrer dans un plan d’avenir. Alors que la presse voyait dans la tablette un dispositif idéal pour se relancer, elle peine toujours à retrouver un modèle économique rentable. Cela est inquiétant, car la crise de la presse « met en question non seulement des emplois, mais aussi certains fondements de notre démocratie pour laquelle le journal joue un rôle essentiel » (p. 30).

>  3
Le monde de l’édition est déchiré à l’idée de s’éloigner d’un écosystème fondé sur le papier, en diminution certes, mais qui assure encore l’essentiel de ses revenus. Dans le circuit traditionnel, le recours à des processus de fabrication industriels impose une limite naturelle à la (sur)production de livres. La promotion, via le réseau des diffuseurs et des libraires, sans négliger le rôle des bibliothèques, organise et assure la rencontre du livre avec ses lecteurs. Même s’il paraît lourd, ce système fonctionne, de manière prévisible et rassurante.

Malgré une politique publique de soutien affirmée à la filière du livre, en France de nombreuses librairies – même les grandes chaînes – sont en difficulté et ferment. Comme l’explique bien l’auteur, il en résulte une moindre exposition des livres dans l’espace public, qui induit pour la lecture une spirale à la baisse, de la même façon que la presse papier fait l’expérience de l’érosion des tirages en raison de la diminution des points de vente.

Face à cette organisation l’écosystème du livre numérique impose des règles nouvelles et déroutantes. Le statut du livre y est très différent: « Le texte est encerclé de toutes parts. L’œuvre se perd dans l’océan des écritures numériques, et tout un continuum se forme entre différentes formes d’expression, depuis le tweet, le blog et jusqu’au livre augmenté. » (p. 153). Le défi en termes de promotion est d’une toute autre nature et doit s’appuyer sur une stratégie qui permet aux prescripteurs de faire connaître et de relayer les parutions. Françoise Benhamou souligne que le numérique, par sa nature virale, peut être un vecteur de renforcement des succès et donne également leur chance d’être remarqués à des titres plus confidentiels. C’est l’effet de la longue traîne. Cependant, le travail de promotion semble considérablement plus difficile et aléatoire, ou en tout cas exige des professionnels des capacités bien différentes qu’auparavant.

>  4
Une notion revient comme un leitmotiv: devenu numérique, le livre subit une extraordinaire destruction de valeur. Le consentement à payer du client diminue fortement. D’abord par le fait que le coût de production des exemplaires, une fois que le livre est conçu, est nul. Ensuite l’usager doit acquérir ex ante un dispositif de lecture. Le mode de propriété devient incertain et tend plutôt à se limiter à un droit de lecture. Cela conduit à d’autres modèles économiques déjà testés pour la musique et la vidéo: l’accès en streaming sur abonnement à un catalogue plus ou moins étoffé de titres. Les rémunérations sont la plupart du temps dérisoires. Enfin, une part importante de cette valeur échappe au secteur culturel au profit des vendeurs de technologies et des opérateurs de télécommunications.

Françoise Benhamou n’oublie pas non plus ces acteurs du livre que sont les bibliothèques. « Le numérique se marie joliment avec le monde des bibliothèques. Il appelle le rêve de la bibliothèque universelle… » (p. 191). Mais là encore la réalité numérique change la donne. Le prêt numérique opéré par les bibliothèques est senti par les éditeurs comme une concurrence frontale à la vente ou aux offres en streaming. Inquiétés par la perte de valeur, auteurs et éditeurs sont peu nombreux à tenter ce risque ou alors à des conditions financières trop imprévisibles pour le service public.

Finalement un secteur éditorial semble avoir réussi, et de façon insolente, sa transition numérique: celui des revues scientifiques. Les éditeurs scientifiques ont verrouillé relativement tôt leur parts de marché en mettant sur pied des plates-formes de consultation pour les universités et centres de recherche, dès avant les années 2000. Si les utilisateurs plébiscitent ces formules d’accès, bien adaptées à leurs besoins, les bibliothèques dénoncent depuis plusieurs décennies le scandale du coût des abonnements en hausse continue. Contrairement aux autres branches de l’édition, le numérique n’y est pas synonyme de destruction de valeur, bien au contraire. Les bibliothèques tentent de résister en se regroupant et en demandant la mise en place de licences nationales, ou en soutenant les modes de publication alternatifs en Open Access, qui gagnent lentement en importance. Ce faisant, tout un tissu de maisons d’édition modestes, surtout en sciences humaines et sociales risquent de disparaître. La publication étant devenu un acte banal, elle brouille la perception de la valeur ajoutée qu’apporte un éditeur. En Suisse le débat s’est enflammé au printemps 2014 lorsque le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) a imposé dans son règlement, pour les résultats des recherches subventionnées, la publication en Open Access au plus tard deux ans après leur première publication[1].

Ainsi le numérique est aussi bien le « remède » que le « poison ». D’un côté « une profusion de documents et leur joyeux désordre » de l’autre une « destruction créatrice en œuvre dans le monde du livre » (p. 209-211). Ce qui est certain c’est que rien ne sera jamais plus comme avant. Le Livre à l’heure numérique est un jalon, fort utile pour nous aider à décrypter l’actualité de ce secteur fragilisé et sujet à concentration. En Italie le possible rachat de RCS libri (filiale de RCS Mediagroup) par Mondadori conduirait, avec 40% de parts de marché, à une situation monopolistique que dénonce Umberto Eco et de nombreux auteurs italiens ou étrangers. (voir Le Monde 25.02.215  et  Actualitté 26.02.2015). Tout le défi est de savoir si les valeurs profondes associées au livre – accès au savoir, liberté de création, d’expression et d’information – subsisteront, avec ou sans lui. D’autres billets ne manqueront pas de scruter cette interrogation.

[1] Enrico Natale, Eliane Kurmann. L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse, Traverse, 2014, n.3, p. 135-146.