Dans un entretien donné à la NZZ am Sonntag le 7 février dernier, le nouveau directeur de la Bibliothèque de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ) répondait comme suit à la question Est-ce qu’Internet rend les bibliothèques superflues?:

“Oui, les bibliothèques publiques sont arrivées dans la foulée de l’éducation populaire [1], avec Internet, elles s’en vont. Est-ce que cela pose un problème?”

La brutalité de cette déclaration, probablement conçue pour attirer l’attention, a effectivement atteint ce but: la profession, à juste titre, a déploré la simplification des propos, une vision dépassée de ces institutions, la méconnaissance des projets novateurs existants, et son mépris. De très nombreuses réactions ont trouvé place dans la liste de diffusion Swiss-lib ou en commentaires de l’article. Spécialiste du domaine et enseignant à la Haute école spécialisée de Coire, Rudolf Mumenthaler a répliqué de façon structurée à Rafael Ball dans la NZZ  ainsi que sur son blog. La directrice de la Bibliothèque nationale, Marie-Christine Doffey, est elle-même intervenue pour rappeler en substance que si le numérique était bel et bien un support en constante expansion, il avait néanmoins ses faiblesses et que le papier restait important pour garantir l’égalité d’accès à l’information.

Abus de position dominante ?

Pour saisir le contexte, il faut garder à l’esprit que la Bibliothèque de l’ETHZ est la plus puissante institution du pays: taille des collections, budget d’acquisitions et de fonctionnement. C’est un partenaire important pour les autres bibliothèques à qui elle procure diverses prestations. Elle jouit par ailleurs d’une haute réputation à l’international et si on la surnomme parfois “Bibliothèque nationale des sciences et ces techniques”, c’est en raison de l’étendue de ses contenus dans ces domaines.
S’exprimant dans un média influent, Rafael Ball témoigne, outre une condescendance avérée vis-à-vis des bibliothèques de taille plus petite, une absence de déontologie assez surprenante venant du directeur d’une telle institution. Le climat actuel est certes propice aux prises de position tranchées. Faut-il pour autant refuser toute subtilité pour se faire entendre? Emis dans la sphère publique, ce genre de discours devient ambigu et instille un soupçon: les bibliothèques seraient-elles effectivement inadaptées, protégées par leur statut, bénéficient-elles d’une rente de situation? Les réactions vigoureuses de défense de la profession ne seraient-elles que le symptôme d’un réflexe corporatiste? Ce débat a déjà eu lieu à l’interne, et si l’on connait un tant soit peu la littérature spécialisée, on le sait depuis bien longtemps. A moins que, ce qui relèverait de la politique, la mission de service public de ces institutions ne soit une des raisons de les attaquer?

Bibliothèques et numérique: une longue histoire

En fait, peu d’institutions ont pris en marche aussi tôt la révolution numérique: informatisation des catalogues dès les années 1970, exploitation du web dès le début des années 1990 comme canal d’information ou de publication des données bibliographiques, expérimentation de la numérisation avant la fin du XXe siècle… Des instances faîtières comme l’IFLA ont toujours reconnu l’immense bénéfice d’Internet pour le public et le rôle des bibliothèques dans la société de l’information [2].

Contrairement à ce qui leur est reproché, les bibliothèques ont su pour la plupart adapter leur modèle d’affaire et continuent à évoluer. Savoir si le livre en papier a la prééminence sur le livre numérique n’a aucun sens: tous deux sont des supports d’information, des “Datenträger” [3], les opposer relève d’un combat d’arrière-garde. Même si le numérique prend une place de plus en plus grande, il se trouve que nombre de “clients” des bibliothèques publiques, pour des raisons qui leur appartiennent, préfèrent encore le premier au second.

Au final, cette polémique est révélatrice des fortes tensions que le numérique impose à notre société. Il bouscule certains équilibres et il est toujours salutaire de savoir se remettre en question. Il n’en est pas moins que les bibliothèques n’ont pas besoin que ses dirigeants allument eux-mêmes le feu destiné à les consumer.

[1] Sur ce point R. Ball voit juste. A Genève par exemple, la corrélation entre création de bibliothèques et développement de l’instruction publique ou populaire apparaît clairement. Lire Alain Jacquesson, Les bibliothèques à Genève Essai de chronologie | 1478 > 2014, publié dans la collection Bibliothéchos des Editions de l’Esprit de la Lettre.

[2] Cela apparait notamment dans notre livre : Alain Jacquesson et Alexis Rivier, Bibliothèques et documents numériques. Concepts, composantes, techniques et enjeux, Nouvelle éd., Paris, Ed. du Cercle de la librairie, 2005 (Collection Bibliothèques).

[3] Pour l’archivage à long terme, une des fonctions des bibliothèques patrimoniales, les institutions peuvent encore préférer le papier, dont le processus est bien maîtrisé, au numérique, pour lequel elles manquent de recul ou ne sont pas encore équipées. Mais il n’existe aucune différence de statut intellectuel entre les deux.