Défendre les archives: une urgence

Défendre les archives: une urgence

L’actualité récente, politique et climatique, nous rappelle que la protection des données publiques et leur pérennité sont essentielles. Aux questions liées à la sélection des documents pertinents parmi la masse informationnelle, s’ajoutent les défis posés par les documents numériques natifs, soumis à de nombreux dangers menaçant leur intégrité, leur fiabilité et leur accessibilité à long terme. Les archivistes sont évidemment parmi les premiers conscients de ces enjeux sociétaux. Les historiens mesurent certainement aussi la nécessité absolue de préserver l’accès à des sources certifiées pour que l’histoire ne soit pas impunément réécrite.

Le livre Archives: utilité publique – exigence démocratique développe le sens et les limites de ces problématiques. Il met en parallèle deux approches professionnelles, celle de Barbara Roth, qui a longtemps œuvré à Genève, et celle d’Alain Dubois, archiviste cantonal devenu chef de la culture du Valais. Leurs regards, au-delà des évolutions du métier dont ils témoignent, et du futur qu’ils esquissent, se rejoignent dans leurs préoccupations fondamentales. Il serait bénéfique que les pouvoirs politiques, garants de l’Etat de droit, accordent à ces sujets la priorité qu’ils impliquent.

PS. Voir à ce sujet le rapport d’Urs Hafner publié le 27 juin 2024, Ne pas oublier de se souvenir ainsi que la prise de position de l’Associaton des archivistes suisses sur ses conclusions.

Que peut-on dire de la fréquentation des bibliothèques publiques?

Que peut-on dire de la fréquentation des bibliothèques publiques?

A la Recherche du temps perdu. La promesse de plus d'une centaine d'heures de lecture!

A la Recherche du temps perdu. La promesse de plus d’une centaine d’heures de lecture!

En France…

Ce blog est toujours curieux des pratiques culturelles et de leur évolution. Elles en disent beaucoup sur notre société, ses préoccupations, ses exutoires, ses envies…

Récemment Actualitté[1] a fait ce constat: en France, les bibliothèques qui prêtent – bibliothèques publiques et bibliothèques universitaires essentiellement – ont vu le nombre de personnes inscrites diminuer en 2023 (5.8 millions) par rapport à 2022 (6.1 millions), année qui était déjà en recul par rapport à 2021 (6.3 millions). Les bibliothèques peinent à retrouver les chiffres d’avant la pandémie.

…et en Suisse

Observe-t-on un phénomène comparable ailleurs, par exemple en Suisse? On peut tenter l’exercice avec quelques réserves, car les années disponibles et la méthodologie divergent. La statistique officielle des bibliothèques suisses se base sur le nombre d’usagères ou usagers actifs, c’est-à-dire les personnes ayant effectué au moins un prêt durant l’année de référence. Cette notion est arbitraire, mais elle a le mérite de mesurer une activité réelle. Elle ne permet toutefois pas d’avoir les chiffres pour 2023, puisque l’année n’est pas terminée.

Cela étant, la série disponible (2020–2022) ne montre pas d’évolution bien marquée: en pleine pandémie, l’année 2020 a connu un nombre d’usagères ou usagers actifs (1’700’814) plus important qu’en 2021 (1’572’839), qui a été suivie d’une remontée en 2022 (1’647’745).

Un autre chiffre intéressant est celui de la fréquentation, soit le nombre d’entrées physiques mesurées par un compteur automatique. L’effet de la pandémie est sans surprise: basse en 2020, elle augmente de façon continue en 2021 et 2022. Il serait intéressant de remonter un peu dans le temps, jusqu’à la période pré-pandémie, mais la méthodologie de collecte statistique et d’analyse est différente avant 2020. On ne peut donc pas suivre globalement l’évolution de la fréquentation sur une longue période ou seulement pour des bibliothèques particulières. Si l’on prend alors pour exemple la Médiathèque Valais à Sion ou la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, on remarque assez nettement que la fréquentation était plus importante en 2018-2019 qu’en 2022[2].

Dans l’article cité, Actualitté relève également que la fréquentation des bibliothèques de lecture publique françaises est en baisse et que seulement 30% des établissements ont retrouvé un niveau équivalent à celui de 2019.

Tentatives d’explication

En France comme en Suisse, comment interpréter ces chiffres? Evolutions conjoncturelles ou changements structurels?

Pour l’aspect conjoncturel, les trois années de pandémie fournissent une explication facile. Cette crise étant derrière nous, les niveaux d’activités antérieures des bibliothèques seront retrouvés. Sauf que cela n’a pas l’air aussi évident. En France, des campagnes nationales en faveur de la lecture publique ont rappelé la présence des bibliothèques, première infrastructure culturelle du pays. Leur impact est difficile à connaître, même si ces mesures sont à saluer si elles permettent de reconquérir ne serait-ce qu’une fraction du public.

On ne saurait cependant faire l’impasse sur les mutations sociologiques en cours. La place de l’audiovisuel et du multimédia dans les loisirs, l’information, mais aussi l’apprentissage et la connaissance, est toujours plus grande. Les bibliothèques, parfois rebaptisées médiathèques depuis les années 1980-1990, proposent aussi ces contenus. Force est cependant de constater que d’autres entreprises culturelles et médiatiques captent le public à grande échelle, et avec une redoutable efficacité, via les réseaux.

Il y a bien sûr de multiples raisons à l’irrésistible attraction de l’audiovisuel, la première en étant la promotion massive que font les multinationales du divertissement. La seconde est sans doute à chercher dans notre rapport au temps. Les contenus proposés par les plates-formes sont habilement dimensionnés pour remplir nos interstices de disponibilité: des « shorts » d’une à deux minutes, des extraits qui mettent en évidence un moment clé d’une interview ou d’une compétition sportive, des séries dont chaque épisode est standardisé pour 30 ou 50 minutes.

De ce fait, la place prise par l’audiovisuel se fait évidemment au détriment de la lecture de fiction, car celle-ci engage des temporalités considérablement plus longues. La Recherche du Temps perdu dont le titre est à lui seul tout un programme, exige une disponibilité de 130 heures, selon l’ordre de grandeur fourni par le site Proustonomics[3]. Ce cas est bien sûr extrême, toujours est-il que les livres sont la promesse d’une intimité de plusieurs heures. C’est à la fois une force, celle d’un plaisir renouvelé et durable, mais également une faiblesse, tant cette étendue peut être décourageante.

Eloge de la lecture

Tout le monde sait que c’est très bien de lire, mais beaucoup déplorent de ne pas avoir le temps suffisant… Au-delà de cette évidence, on sous-estime souvent les mérites de la lecture sur le développement de l’enfant. Un invité de la matinale de France culture, Michel Desmurget, neurophysiologiste, l’a martelé[4]: « Il n’y a pas autant de richesse langagière, de ‘richesse culturelle’ (entre guillemets), au sens le moins élitiste du terme dans une bulle de manga qu’il peut y en avoir dans un paragraphe de livre. » Seule la lecture de fiction nous expose à des mots, à des structures grammaticales, que l’on ne rencontre quasiment qu’à l’écrit. Quand on sait à quel point l’intelligence humaine est basée sur le langage, la capacité de raisonner, on comprend mieux l’impact que peut avoir la lecture sur son épanouissement.

Lire des livres aux enfants quand ils sont petits permet de créer cette familiarité, qui a de fortes chances de perdurer à l’adolescence et au-delà. La lecture partagée suscite les échanges au sein de la famille, favorise le débat d’idées, la formulation de la pensée…

Malheureusement l’école est assez peu propice à ce compagnonnage, d’où le renforcement des marqueurs sociaux dans l’aisance verbale et écrite.

Une fréquentation en baisse des bibliothèques, même pour n’emprunter qu’un livre par année, n’est donc pas une très bonne nouvelle. Peut-on inverser la tendance? Rien n’est moins sûr. Faut-il pour autant abandonner la promotion de cette activité, valorisée socialement, mais délaissée? Ces lignes aspirent à nous convaincre du contraire…

Mise à jour 21.11.2023

Un article du Temps en forme de plaidoyer pour la lecture m’incite à compléter ce billet. Il relaie le travail de la chercheuse en neurosciences cognitives Maryanne Wolf[5]. Son argument est semblable à celui de Michel Desmurget: alors que nous sommes « câblés » naturellement pour parler, ce n’est pas le cas de la lecture: « La capacité de lire et écrire est l’une des plus importantes réalisations épigénétiques – c’est-à-dire qu’elle n’est pas inscrite dans les gènes eux-mêmes – de l’homo sapiens (….) L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le répertoire de notre cerveau d’hominidé, au terme d’un long processus qui a modifié en profondeur nos connexions neuronales et par voie de conséquence, la nature même de la pensée humaine. » Il y est également question de la lecture profonde et de sa bien difficile cohabitation avec le numérique. Et cela me rappelle une question qui m’interpelle toujours: pourquoi le livre numérique a toujours tant de peine à décoller? Je pensais alors que la force du livre imprimé résidait dans sa nature non technologique. Son contenu est immédiatement accessible, sans appareil ni énergie. S’y ajoute probablement une nouvelle raison: le livre de papier est intrinsèquement plus favorable à la lecture longue et concentrée, car l’on n’y échappe pas facilement… C’est peut-être un peu hasardeux, mais on pourrait tirer un lien avec un autre constat, livré par un autre article à l’occasion de la rentrée universitaire 2023[6]. L’évolution du nombre d’étudiant-e-s est dans les disciplines littéraires des universités et hautes écoles suisses, est en chute libre depuis le début des années 2000: langues et littératures, histoire, histoire de l’art, philosophie… Les graphiques fournis sont très frappants. N’est-ce pas un signe que le numérique a progressivement écarté les livres de l’horizon des mental des jeunes générations? Loin de moi l’idée de mépriser les disciplines scientifique, au contraire. Pour autant il n’y a aucune raison de jeter le discrédit sur les littéraires, au prétexte un peu facile de leur faible utilité sociale. Le fait que deux éminents scientifiques expliquent  cette magie que représente l’écrit et la lecture profonde montre que cette opposition n’a aucun sens.  

[1] « Bibliothèques: l’érosion du nombre d’inscrits perdure en 2023 », Actualitte, 13.10.2023. https://actualitte.com/article/113874/bibliotheque/bibliotheques-l-erosion-du-nombre-d-inscrits-perdure-en-2023

[2] Tous les tableaux statistiques sont téléchargeables depuis le site de l’Office fédéral de la statistique: https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/culture-medias-societe-information-sport/culture/bibliotheques.html.

[3] Nicolas Ragonneau, « Distance et durée de la Recherche du temps perdu », Proustonomics, 12.06.2019. https://proustonomics.com/distance-duree-de-la-recherche

[4] « Entre les jeunes et la lecture, le numérique fait-il écran? », France Culture, 27.09.2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/entre-les-jeunes-et-la-lecture-le-numerique-fait-il-ecran-6674069

[5] « Maryanne Wolf: «Le numérique a déjà changé notre façon de lire» », Le Temps, 18.11.2023. https://www.letemps.ch/culture/livres/maryanne-wolf-le-numerique-a-deja-change-notre-facon-de-lire

[6] « En graphiques – Quelles sont les filières universitaires qui montent? », Le Temps, 18.09.2023. https://www.letemps.ch/economie/en-graphiques-quelles-sont-les-filieres-universitaires-qui-montent

Essor, apogée et déclin d’une librairie

Essor, apogée et déclin d’une librairie

La librairie Gibert Jeune, une institution disparue… (image wikipedia)

Gibert Jeune à Paris, c’est donc fini! Ailleurs, c’est tristement banal, mais dans cette grande capitale culturelle, une telle librairie qui ferme, c’est choquant. Par sa masse critique, son attraction, sa population et sa structure sociologique, ses nombreuses écoles et facultés, s’il y a une ville qui semblait en mesure d’échapper à ces disparitions c’est bien Paris. Et bien non, Paris n’est pas immunisée contre la reconfiguration du marché du livre, même lorsque cela concerne un lieu aussi « emblématique ».

Un long article dans  Le Monde du 24.02.2021 fournit à cela plusieurs sortes d’explications.

Facteurs conjoncturels

Un concours de circonstances négatives aurait achevé de fragiliser l’entreprise: les manifestations de Gilets jaunes pendant de nombreux samedis, la fermeture de la station de métro pour travaux, puis, bien sûr, une pandémie… La faute à la malchance peut-on penser. Mais ce que ces faits révèlent avec netteté, c’est l’extrême dépendance de cette librairie avec la population circulant dans le quartier. Les responsables ont peut-être été trop confiants dans ce vivier humain, sans imaginer que les passants puissent devenir plus rares.

Cette illusion a pu être entretenue par le souvenir de la grande époque, lorsqu’il fallait canaliser la foule et embaucher une armée de jeunes intérimaires à l’occasion des rentrées scolaires. Mais à ces causes conjoncturelles s’ajoutent des changements plus structurels, tout aussi négatifs dans leurs effets : plusieurs campus ont migré en banlieue, avec leurs cortèges d’étudiants et d’enseignants.

Dédain pour la technique

Une autre raison évoquée par Le Monde corrobore ce défaut d’anticipation: le manque d’intérêt pour l’informatisation. Il semble pourtant évident que cet outil est l’allié incontournable du libraire! Rien de plus efficace n’a encore été inventé pour chercher et retrouver un titre parmi des millions de références, qu’il s’agisse de livres neufs ou d’occasion dont Gibert Jeune s’est fait une spécialité. L’entreprise regorgeait d’employés extrêmement pointus dans leur domaine. Accompagnés par une bonne informatique, ils auraient été absolument imbattables.

Autre handicap, du même ordre, qui ne pardonne pas: Gibert Jeune a raté le tournant du Web et de la présence en ligne. Ce n’est que très – trop – tard, qu’un plan de digitalisation est envisagé, lorsque Gibert Jeune est repris par les « cousins », la librairie Gibert Joseph.

E-commerce

Autre pays, autre contexte : le hasard de l’actualité (Le Temps du 28.02.2021) me fait découvrir que le groupe Payot Libraire qui irrigue la Suisse romande a réalisé une bonne année 2020. Le nouveau et vaste magasin dans le centre de Genève se révèle être une bonne affaire. Et la fermeture au printemps 2020 des magasins physiques a dopé les ventes en ligne sur le site que l’entreprise avait mis en place, malgré le poids écrasants des géants du domaine. Là aussi il s’agit d’une enseigne historique, dont les fondations remontent au 19e siècle.

Essor, apogée, déclin. Les situations ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Il ne s’agit évidemment pas de stigmatiser les perdants ou d’encenser les gagnants. Mais dans la vie difficile d’une librairie, prise entre les mutations du savoir et une crise sanitaire qui exige la diminution des circulations humaines, certains non-choix, comme celui d’occulter l’informatique, semblent avoir des conséquences redoutables.

Des pratiques culturelles sous la loupe

Des pratiques culturelles sous la loupe

Festival La Roque d'Anthéron 2020

Festival de piano de la Roque d’Anthéron, août 2020. Les enfants du baby boom forment l’essentiel du public de la musique classique.

Ce mois de juillet est parue la dernière enquête sur les pratiques culturelles en France, conduite en 2018.

La rareté de cette enquête – une par décennie environ –, la profondeur du champ couvert et la cohérence de cette série dont la première livraison remonte à 1973 en fait une lecture très attendue. Chaque nouvelle sortie permet de dessiner avec un peu plus de précision ces pratiques et leur évolution des pratiques.

On a donc tout particulièrement guetté cette dernière mouture, celle de la deuxième décennie de ce siècle, tout à la hâte de mesurer les effets de la numérisation de la culture.

La lecture de l’analyse des résultats par les sociologues Philippe Lombardo et Loup Wolff (un nom qui ne s’invente pas)[1] ne nous a pas déçue à cet égard: elle est tout simplement passionnante.

Principaux enseignements

Deux résultats nous paraissent particulièrement éclairants.

D’abord l’étude vérifie que le numérique joue un rôle déterminant sur les pratiques culturelles.

Ensuite la génération du baby-boom, que l’on peut suivre depuis les années 1970, n’a jamais cessé d’être une insatiable consommatrice de culture. Aucune des générations suivantes n’a une pratique aussi intensive, ce qui peut inciter à nourrir quelques craintes pour l’avenir de certaines industries culturelles.

Voyons d’un peu plus près ce que cela signifie pour les pratiques culturelles de l’écrit, évoquées dans les questions consacrées à la lecture, aux bibliothèques, ainsi qu’à la presse.

La lecture

La lecture est probablement l’exception qui confirme la règle: c’est le secteur culturel dont la pratique a le moins été influencée par le numérique. Je souligne à dessein ce terme, car le numérique a très tôt affecté le processus de production des livres. Cette dualité, abondamment explorée dans d’autres billets de blogs, a fait que la lecture numérique tarde toujours à s’épanouir, et que nombre d’entreprises s’y sont cassé les dents.

C’est le cas du livre électronique de Cytale. Cette aventure entrepreneuriale française au tournant du 21e siècle a été un échec, car les dirigeants de Cytale étaient aveuglés par leurs propres convictions. Le PDG Olivier Pujol s’enthousiasmait qu’avec ce dispositif léger et peu encombrant, il pouvait « avoir dans sa main tout le savoir, consultable « n’importe où, n’importe comment, n’importe quand », lire des données censées être inaltérables, moins précaires que les 40’000 rouleaux de la bibliothèque d’Alexandrie incendiés par César… »[2]. Quand on compare les conditions techniques de l’an 2000 avec celles de 2020, on se dit rétrospectivement que l’échec était prévisible. Mais pourquoi le succès est-il toujours si mitigé, alors même que les PME ont laissé la place au géant Amazon?

C’est là que l’étude de Lombardo et Wolff donne peut-être des éléments de réponse, qui sont tout simplement générationnels: le pourcentage de lecteurs assidus (20 livres et plus) a diminué très régulièrement, passant de 28% en 1973 à seulement 15% en 2018. Et c’est dans les générations du baby-boom que la lecture résiste le mieux, voire même se stabilise. Ce sont d’ailleurs ces classes d’âge qui s’approprient le plus volontiers les liseuses, dédiées aux ebooks. Les plus jeunes ne voient guère d’attrait dans ce dispositif « mono-tâche ».

La féminisation

L’univers du livre et de la lecture est toujours plus féminin. On le voit dans les professions qui lui sont liées: bibliothèques, maisons d’édition, mais aussi enseignement. Et selon une étude québécoise récente, les maisons d’édition ont reçu en 2018 autant de manuscrits signés par des hommes que par des femmes[3].

Quant aux lectrices, elles dominent largement les lecteurs, avec un écart qui se creuse au fil du temps pour devenir même abyssal: en 2018 elles sont quasiment deux fois plus nombreuses dans la catégorie « lecture assidue » (19%) que leurs homologues masculins (10%)! Alors qu’en 1973, les hommes sont encore de plus gros lecteurs que les femmes… Il serait intéressant de comprendre pourquoi les hommes se sont détachés aussi rapidement de la lecture et si la féminisation de cet univers a contribué à lui faire perdre son attrait, voire à l’associer à une pratique non virile.

La fréquentation des bibliothèques reflète cette féminisation. Suite à une politique très volontariste de développement de la lecture publique en France (l’essor des « médiathèques ») dans les années 1980-1990, le lectorat s’est développé, avant de se tasser au 21e siècle. Or les femmes ont toujours fréquenté ces institutions davantage que les hommes, ceci dans des proportions assez nettes.

Et pour la Suisse?

De l’autre côté du Jura, il n’existe sur la durée pas d’enquête d’ensemble aussi approfondie et homogène. En revanche on y trouve des études régionales, parfois très pointues. Nous avons déjà évoqué dans ce blog la vaste enquête sur le public des bibliothèques de la Ville de Genève[4]. Les musées municipaux publient également chaque année un rapport au sujet de leur fréquentation sous le titre Connaissance des publics. L’Université de Lausanne a conduit une recherche sociologique particulièrement documentée sur Les publics de la culture à Lausanne menée en 2018.

Les Romands ont tendance à se prévaloir d’une forme d' »exception culturelle »: consommation importante, qu’il s’agisse de sorties, de musées ou d’achat de livres, portée par une offre abondante. Mais il ne fait aucun doute que les mêmes déterminants qu’en France y sont à l’œuvre. La transformation des sociétés, notamment par le biais du numérique, est une lame de fond qui fait fi des frontières et des particularismes. On retrouve dans ces études la surreprésentation des femmes et des baby-boomers…

Usage des médias

Ce parallélisme des pratiques françaises et helvétiques se vérifie également pour les médias d’information. Un article du Temps[5] relayait la publication de l’étude du Monitoring médias Suisse, menée en 2019 par l’Office fédéral de la communication. L’influence des réseaux sociaux sur la formation de l’opinion est encore moindre que la télévision, mais elle gagne nettement en importance, surtout parmi les jeunes. Pas de quoi étonner le sociologue du numérique Olivier Glassey pour qui ces résultats « mettent en lumière des trajectoires de vie, avec des cultures médiatique et technique qui accompagnent chaque classe d’âge. Si les personnes plus âgées se diversifient dans leur manière de s’informer, par exemple, elles n’abandonnent pas les médias qu’elles utilisent depuis de nombreuses années. »

L’étude française fait part exactement du même (et triste) constat: diversification des pratiques d’information chez les seniors, qui se sont appropriés la télé, le web, les réseaux sociaux, mais concentration chez les plus jeunes qui dédaignent les instruments de leurs aînés…

[1] Cinquante ans de pratiques culturelles en France, France. Ministère de la culture, 2020. <https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-synthese/Culture-etudes-2007-2020/Cinquante-ans-de-pratiques-culturelles-en-France-CE-2020-2>

[2] Dominique Nauroy. L’échec du livre électronique de Cytale au prisme des processus de traduction. Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2007

[3] Charlotte Comtois. Quelle place pour les femmes dans le champ littéraire et dans le monde du livre au Québec? Montréal, Uneq, 2019. <https://www.uneq.qc.ca/wp-content/uploads/2019/11/Rapport_Egalite%CC%81-hommes-femmes_novembre2019.pdf>

[4] Librairies et bibliothèques, un destin identique?

[5] Le Temps, 29.09.2020, <https://www.letemps.ch/suisse/romands-cedent-davantage-chant-sirenes-reseaux-sociaux>

Le retour de Google Books

Le retour de Google Books

A. von Haller, Les Alpes
A. von Haller, Die Alpen

Pages de titre d’une édition bilingue du poème “Les Alpes”, par le naturaliste bernois Albrecht von Haller (1795). Exemplaire de la Bibliothèque nationale autrichienne, numérisé par Google

La nouvelle est tombée dans la torpeur de l’été, entre deux épisodes caniculaires: plusieurs bibliothèques alémaniques vont numériser leurs collections grâce à Google. Depuis l’annonce fracassante il y a maintenant 15 ans du programme Google Books [1] avec la numérisation en masse de prestigieuses bibliothèques anglo-saxonnes (New York, Harvard, Stanford, Michigan et Oxford) et la polémique qu’il suscita, notamment en France, après l’émoi suscité en 2007 par la première bibliothèque suisse et francophone à se lancer dans cette aventure (Lausanne), Google est devenu une bibliothèque numérique presque comme les autres et qui a fini par se fondre dans le paysage.

A tel point que beaucoup d’observateurs ont pu penser que le projet, était avec 35 millions de livres numérisés, si ce n’est achevé, du moins sur la voie de l’être et que Google se consacrait désormais à d’autres explorations stratégiques.

C’est dire que le 15 juillet dernier, le communiqué de presse de la Bibliothèque universitaire de Berne a été quand même une surprise pour ceux qui suivent les programmes de numérisation dans ce pays [2]. L’annonce a été relayée par les médias, mais n’a soulevé cette fois aucune polémique.

Quels enseignements pouvons-nous en tirer ?

1. Une des vertus managériales principales de notre temps est le « pragmatisme ». Les porteurs du projet servent cet argument: Google est un partenaire industriel capable de traiter en quelques semestres des centaines de milliers de livres. C’est donc un accélérateur de la numérisation et un bienfait pour les usagers qui vont pouvoir accéder à un patrimoine conséquent avec les outils de leur temps, un des objectifs majeurs de toute bibliothèque, avec un coût négligeable pour le contribuable, puisque Google prend en charge l’essentiel des frais. De plus il donne de sérieuses garanties quant au transport et la manutention des livres qui rejoignent les standards en vigueur pour les collections précieuses. Hubert Villard, directeur de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne à l’initiative du projet Googlos (Google-Lausanne) s’enthousiasmait: « Les gens de Google sont terriblement pros et efficaces. » [3] Cela répond, dix bonnes années plus tard, au regret exprimé par la directrice de la Bibliothèque nationale, qui déclarait dans Le Temps: « La numérisation des bibliothèques publiques avance à pas d’escargot » [4]

2. Mine de rien, la Suisse est en passe de devenir avec cette opération un des pays qui a le plus ouvert les portes à Google, avec des bibliothèques partenaires dans les deux principales régions, germanophone et francophone. D’autant que le communiqué laisse la porte ouverte à d’autres institutions.

3. Le parallèle initiatives publiques vs Google livres est cruel: voilà bientôt dix ans aussi que la bibliothèque numérique e-rara.ch est ouverte. Elle a fonctionné d’abord avec de l’argent de la confédération, puis n’est financée que par les bibliothèques membres. L’avancée est loin d’être négligeable: le portail est réputé pour l’importance des documents et la qualité des images. Mais tous ces efforts n’ont conduit qu’à 75’000 titres offerts au public, et la reconnaissance de caractères (qui permet la recherche en texte intégral) n’est possible que pour les imprimés postérieurs à 1800… Google traite avec les bibliothèques des centaines de milliers de livres.

Est-ce à dire que seul un opérateur privé est capable, en Suisse, de s’occuper massivement de numérisation? En France Gallica héberge tout de même 642’000 livres, sans compter bien d’autres documents.

[1] Le communiqué de l’Université de Berne: « 100’000 Bücher der Universitätsbibliothek Bern werden durch Google Books digitalisiert« , Universität Bern, 15.07.2019.
Celui de la bibliothèque de Lucerne: « Google Books digitalisiert 60’000 Bücher der ZHB ». ZHB Zentral- und Hochschulbibliothek Luzern, 06.08.2019.
Un article pour celle de Zurich: « Zentralbibliothek Zürich lässt Google an ihre Sammlung », dans la Netzwoche du 16.07.2019.
Ainsi qu’un sujet d’une émission de la radio suisse alémanique: « Schnelleres Digitalisieren – Google Books spannt mit Schweizer Bibliotheken zusammen », SRF, 30.07.2019.
[2] Lire par exemple la tribune de Michael Gorman, « Google and God’s Mind. The problem is, information isn’t knowledge », Los Angeles Times, 17.12. 2004.

[3] 24 Heures, 16.05.2007. H. Villard retrace sa carrière dans le volume Entretiens, aux éditions L’Esprit de la Lettre, coll. Bibliothéchos.

[4] Le Temps, 04.05.2007