Vue de la Bibliothèque nationale de France (Dgusse, BnfPariS, CC BY-SA 4.0)
Une partie du personnel de la Bibliothèque nationale de France (BnF) – une des plus considérables bibliothèques au monde, faut-il le rappeler –, est en grève. A l’origine de son mécontentement, un réaménagement de l’offre de services qui représente à ses yeux une dégradation du service public et des conditions de travail : depuis le 2 mai 2022, les demandes de communications immédiates ont été drastiquement réduites à trois heures et demie l’après-midi, pour privilégier la réservation préalable et pallier le manque de personnel.
La direction estime d’ailleurs que la numérisation croissante des collections (Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF fête cette année ses 25 ans) rend les longues sessions de travail sur site moins nécessaires. C’est méconnaître la réalité de la recherche, rétorque l’Association des lecteurs et usagers de la BnF (ALUBnF) qui soutient les grévistes. Très souvent, c’est au cours de la consultation d’un livre que vient le besoin d’en commander d’autres. Or les nouvelles règles limitent cette possibilité à un créneau horaire extrêmement bref, obligeant le plus souvent à programmer une nouvelle séance. Ce qui est compliqué, coûteux et très irritant, surtout si l’on n’est pas parisien. De ce fait, l’influente association n’en appelle pas moins à la tenue d’ « états généraux » de la BnF.
L’émoi est effectivement considérable. Le Conseil scientifique, présidé par l’historien Pascal Ory, suggère d’avancer les horaires de communication immédiate: 12:30 ou 12:00, ou mieux encore 11:30. Le 30 juin, le ministère de la culture accorde une rallonge financière permettant la création de 20 postes pérennes, pour répondre au manque de personnel. Le lendemain, la directrice de l’institution, Laurence Engel, est invitée de la matinale de France Culture, au cours de laquelle elle peut annoncer cette bonne nouvelle, mais également expliquer la situation à laquelle l’institution a dû faire face.
Tout n’est pas clos pour autant. Les grévistes, enhardis par la bonne volonté ministérielle, estiment que le compte n’y est pas et qu’il faut poursuivre la lutte[1].
Situation des bibliothèques
Que faut-il penser de ces passes d’armes?
Il est tentant de renvoyer dos à dos la direction et le personnel, allié des chercheurs et des chercheuses, car les deux camps ont chacun raison: la modification des usages est réelle, l’érosion du prêt et de la communication des documents physiques au profil des offres numériques en est un indicateur manifeste. Mais il est aussi normal d’attendre que les transactions physiques qui subsistent, d’autant plus s’il n’existe pas d’équivalent numérique, puissent se faire dans de bonnes conditions. Cela est utile et agréable pour les usagers et gratifiant pour les personnels, satisfaits d’offrir ainsi un service de qualité.
Dans un éditorial du Monde le 1er juillet 2022, intitulé La BNF comme révélateur d’un problème, Maurice Guerrin résume cette situation de façon limpide:
« On se demande comment une des bibliothèques les plus prestigieuses du monde avec celles de Londres et de Washington, dotée comme aucune autre, affichant deux bâtiments parisiens imposants (à Richelieu depuis le XVIIIe siècle et à Tolbiac depuis 1996), n’est pas fichue de fournir de 9 heures à 18 heures les livres qu’on lui demande – comme si un boulanger vendait du pain à mi-temps.
Réponse simple : par manque d’argent. »
On aurait tort d’y voir une particularité française et de sa bibliothèque la plus éminente. La tendance est structurelle et globale. C’est la culture du dialogue social batailleur propre à ce pays qui génère cette polémique bruyante, exacerbée encore par le poids du symbole que représente une institution emblématique de son passé glorieux.
Toutes les autres bibliothèques, en France et ailleurs, se reconnaîtront dans les évolutions que rappelle Maurice Guerrin:
- La baisse des communications (-44% en dix ans à la BnF);
- La demande de places de travail au calme;
- La transformation des bibliothèques en « lieux de vie aux services multiples »;
- La multiplication des expositions ou des colloques qui mettent en valeur les collections.
Toutes doivent se positionner et arbitrer, avec des budgets plus ou moins contraints, dans une palette de missions, de services, voire d’expérimentations. C’est d’ailleurs ce qui rend la conduite de ces institutions particulièrement intéressante.
Avant Tolbiac
La BnF a vécu bien d’autres polémiques. Mais cette dernière en date résonne étrangement avec celle qui a marqué la naissance du bâtiment de Tolbiac.
Rappelons-en le contexte, il y a quelques décennies.
Lors de son second septennat, François Mitterand, président de la République, déclare le 14 juillet 1988 vouloir entreprendre « la construction et l’aménagement de l’une des ou de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde. »[2] De surcroît, cette très grande bibliothèque sera « d’un type entièrement nouveau »[3]. Le bâtiment a été inauguré le 30 mars 1995, peu avant la fin de son mandat.
La conception d’un projet aussi considérable a suscité d’innombrables débats, à la mesure de ce programme architectural hors normes : immenses dimensions (la bibliothèque est un quadrilatère de 400 mètres de long par 200 de large, bordé par quatre tours d’angle de 79 mètres de hauteur), collections gigantesques, coexistence d’espaces grand public et d’espaces dévolus aux chercheurs, etc.
Plusieurs comités et instances veillent à en définir le concept et le fonctionnement. La philosophe Elisabeth Badinter, membre du conseil scientifique d’alors, a marqué les esprits par la déclaration suivante:
« Je veux tout à ma disposition… Je veux mes livres vite, je veux pouvoir rester à ma place, avoir les périodiques, les journaux, tous les livres à ma place en un temps record. Voilà ce que je veux. J’ajoute que s’il y a un choix à faire et qu’on n’a pas la place suffisante pour mettre les neuf millions de volumes plus les millions de volumes qui vont arriver dans les trente ans, je le dis franchement, qu’on ne confonde pas la Bibliothèque de France avec une photothèque, une discothèque, une cinémathèque, que dans tous les cas de figure on choisisse la bibliothèque d’abord[4]. »
A l’époque, Internet n’est pas un outil pour les hommes et femmes de lettres. L’informatique n’existe guère en sciences humaines que pour l’accès sur place au catalogue de livres, parfois à distance via le Minitel. Les comités techniques de la Bibliothèque de France évoqueront bien la numérisation des collections et la lecture scientifique sur écran, mais cela relève encore de la futurologie, bien loin des pratiques de l’époque ». Pour nombre de chercheurs et chercheuses, la promesse de modernité apporté par le nouveau bâtiment consistait à pouvoir optimiser et accélérer le fonctionnement traditionnel de la bibliothèque, à savoir la communication de documents.
Il est tout à fait significatif et ironique que la crise qui vient d’éclater plus de trois décennies plus tard soit générée par une évolution allant exactement en sens inverse du vœu d’Elisabeth Badinter: loin d’une promesse de communication rapide, au gré de la sérendipité de la recherche, la modification envisagée induit un accès assurément ralenti et entravé aux collections traditionnelles. C’est bien évidemment inacceptable aux yeux de l’AluBnF, qui souligne dans une lettre ouverte au Conseil scientifique la péjoration des conditions de travail, en particulier pour les jeunes scientifiques[5]:
Vous savez combien le temps long de l’accès aux documents est indispensable à la construction d’une recherche, particulièrement pour les chercheuses et chercheurs débutants que sont les masterants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin) et les doctorants (25% des lecteurs du Rez-de-Jardin), lectrices et lecteurs aux horaires peu flexibles et souvent limités que ce soit à cause d’un emploi parallèle à leur recherche, de l’éloignement ou d’une famille à charge[6].
Ce retour sur l’histoire méritait d’être rapporté.
[1] Voir l’article d’Actualitté du 02.07.2022. https://actualitte.com/article/106770/bibliotheque/la-bnf-revient-un-peu-sur-sa-reforme-avec-20-postes-supplementaires
[2] Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à TF1 le 14 juillet 1988, à l’occasion de la fête nationale. https://www.vie-publique.fr/discours/139372-interview-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-accorde
[3] Lettre de François Mitterand à Michel Rocard, août 1988, reproduite dans : Jean Gattégno, La Bibliothèque de France à mi-parcours. De la TGB à la BN bis ? Paris, 1992, p. 247-248
[4] Cité dans : Bibliothèque de France, Bibliothèque ouverte. actes du colloque éponyme (Paris, 11 septembre 1989), Paris, Caen, Établissement public de la Bibliothèque de France, Imec,1989.
[5] [Lettre de l’Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France aux membres du conseil scientifique de la BnF], 26.06.2022. https://drive.google.com/file/d/1uBl6MjJ50vU1yD1cVPR4pGBvr-2LqHBr/view
[6] [Lettre de l’Association des lecteurs et usagers de la Bibliothèque nationale de France aux membres du conseil scientifique de la BnF], 26.06.2022. En ligne: https://drive.google.com/file/d/1uBl6MjJ50vU1yD1cVPR4pGBvr-2LqHBr/view