De la valeur de l’écrit

De la valeur de l’écrit

Boîte d’échange de livres dans un quartier de Genève

Un reportage passionnant du Monde publié le 4 août a révélé la découverte de manuscrits de Louis-Ferdinand Céline. Au-delà des épisodes rocambolesques qui sont relatés, cet article nous intéresse car il illustre bien les facteurs qui procurent de la valeur à un écrit.

Les facteurs essentiels sont le fait d’être inédit et d’être original. En revanche la nature du support importe peu. Quant à la renommée de l’auteur, elle agit comme un amplificateur de cette valeur: un auteur inconnu attirera évidemment moins d’intérêt.

Caractère inédit et originalité

Les manuscrits de Céline sont inédits: aucune divulgation de leur contenu n’a déjà été faite. Leur dernier dépositaire – avant qu’ils ne soient remis aux ayants droit de Céline cet été – les a lus, triés, recopiés sur traitement de texte, mais ne les jamais montrés. Certains documents sont des états intermédiaires de livres qui ont été publiés, comme le manuscrit de Mort à crédit. Mais ce manuscrit était parfaitement inconnu, et représente donc un vif intérêt pour les spécialistes qui pourront étudier la genèse et les circonstances de création de cette œuvre.

Le second caractère est l’originalité du texte, au sens où le précise la législation sur le droit d’auteur: le fait d’être l’expression de la pensée propre d’une personne[1]. Des manuscrits constitués de livres de compte ou autres écrits de nature utilitaire, même de la main de Céline, seraient une déception. De tels documents pourraient conserver un intérêt par exemple pour mieux connaître la vie de l’auteur au quotidien, ou de façon générale la société française à l’époque, mais n’apporterait rien sur le plan de ses idées.

Le caractère inédit et l’originalité des manuscrits découverts forment donc pour l’essentiel la valeur de la découverte. Tout d’un coup, le corpus célinien s’enrichit d’un apport considérable qui va nourrir durant de nombreuses années la curiosité des spécialistes. L’ajout est tel qu’il faudra reprendre en profondeur les Œuvres complètes dans la Pléiade. On a notamment retrouvé le manuscrit d’un roman que l’on croyait perdu: Casse pipe.

L’indifférence du support

En revanche, la nature du support ne suffit pas en elle-même à conférer à l’écrit sa valeur. Ce fait est peut-être moins intuitif à saisir, car le marché des autographes est florissant. Un expert interrogé par Le Monde révélait que la valeur de ces papiers se chiffrait à plusieurs millions d’euros. Mais il faut clairement dissocier la valeur marchande de la valeur intellectuelle.

Pour le spécialiste de Céline, ce n’est pas tant le support qui importe que ce que l’auteur dit. Admettons que le dernier dépositaire ait décidé de détruire physiquement ces manuscrits après les avoir retranscrits ou les avoir scannés. L’accès à cette transcription ou à ces reproductions suffiraient à combler les spécialistes. C’est d’ailleurs la pratique habituelle dans les bibliothèques patrimoniales ou les services d’archives: les chercheurs travaillent sur des reproductions numériques envoyées par email ou disponibles sur le Web, dans la mesure où elles permettent de prendre connaissance de la pensée de l’auteur. Nul besoin pour cela d’accéder au document original.

Au-delà des spécialistes, le peu d’importance du support est très bien représentée par les boîtes d’échange de livres qui fleurissent dans nos villes. Ce dispositif fait circuler les textes dans un cadre non marchand, en favorisant la mise en contact des livres avec les habitants. Les livres sont déposés dans des caissettes à tous vents, ils peuvent très bien disparaître ou être détruits. Cette perte n’a pas de grave conséquence, tout au plus privera-t-elle la rencontre d’un lecteur ou d’une lectrice avec une œuvre. En aucun cas elle ne met l’œuvre en danger de disparition. Car contrairement aux manuscrits de Céline, il n’est pas question de textes inédits, mais de textes publiés à de nombreux exemplaires, conservés notamment dans les bibliothèques ou reproduits sur Internet.

Qu’en conclure ?

La valeur intellectuelle des écrits révélés tient à leur caractère inédit, qui leur confère un intérêt inestimable. On frémit à la pensée des multiples dangers qu’ont couru ces textes, et qui auraient pu empêcher à jamais de les faire connaître, avant qu’ils n’aboutissent en lieu sûr [2]… Cependant, une fois édités, leur contenu intellectuel sera préservé et disponible, même si le manuscrit original venait à disparaître. Une fois le manuscrit publié et connu, sa valeur intellectuelle n’est pas plus importante aux yeux du spécialiste que sa reproduction ou sa transcription. S’il garde une valeur marchande, c’est pour une autre raison: la notoriété de l’auteur attire les collectionneurs, qui convoitent le manuscrit comme un témoignage ou une relique.

[1] La Loi sur le droit d’auteur suisse définit l’œuvre ainsi (art. 2, al. 1): “Par œuvre, quelles qu’en soient la valeur ou la destination, on entend toute création de l’esprit, littéraire ou artistique, qui a un caractère individuel.” https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1993/1798_1798_1798/fr

[2] Le manuscrit de Mort à crédit  devrait rejoindre les collections de la Bibliothèque nationale de France.

De la numérisation des journaux

De la numérisation des journaux

Mon institution, la Bibliothèque de Genève, vient de mettre en ligne une partie de La Tribune de Genève. C’est le premier pas vers une offre plus étoffée. Convertir des millions de pages sous forme numérique est une nécessité parce que c’est ainsi que l’on accède désormais aux archives des journaux, mais cette opération est tout sauf anodine.

En 1918, la grippe espagnole impose des mesures proches de celles que nous connaissons aujourd’hui. Un renseignement parmi d’autres que nous fournit la presse ancienne numérisée (Tribune de Genève 18.10.1918).

La « magie » du numérique et de son accès, le nombre quasiment illimité de pages à disposition, font facilement perdre de vue que le processus pour produire ces documents est d’abord matériel. Comme on finit par oublier que le pain acheté au supermarché, banal par sa familiarité et son abondance, est le résultat d’une complexe chaîne de production qui débute par des semailles.

Il s’agit d’abord d’une prouesse logistique: il faut vérifier les collections des bibliothèques, contrôler qu’elles soient complètes et aptes à être numérisées. On remercie au passage la chaîne de collègues qui, pendant des générations, les ont constituées. La continuité historique d’une mission de collecte donne toute sa valeur aux institutions patrimoniales.

Ensuite il faut envisager le processus de numérisation: l’externalisation est généralement la solution la plus avantageuse, car un tel volume de pages ne peut être traité que par des entreprises spécialisées. Cela implique de pouvoir déplacer de très grandes quantités de volumes.

Le transport doit être préparé, et nécessite un constat d’état précis. Il s’agit en effet d’ensembles patrimoniaux rares: il n’existe en général que 2 ou 3 collections complètes. Des tonnes de papier sont ainsi massivement déplacées, alors qu’auparavant les publications ne quittaient leur lieu de dépôt que sporadiquement, pour être consultées en salle de lecture, sans sortir du bâtiment.

Après la numérisation, les volumes reviennent et il faut les replacer en rayon.

Une gamme de traitements

Une fois converties en pixels, les pages des journaux subissent encore plusieurs transformations.

Il faut s’assurer de la qualité de la numérisation, faire des vérifications à l’écran, afin de s’assurer de la complétude de l’information.

Ensuite, les données obtenues doivent être traitées. On parle alors de structuration ou de segmentation. C’est un peu une sorte de « reverse engineering »: à partir d’une image qui n’est encore qu’un amas de pixels, on reconstruit la logique du journal: on identifie le bandeau de titre, les colonnes, les blocs formant un article, une illustration, une publicité… et bien sûr le texte lui-même. A l’heure actuelle ces traitements sont semi-automatiques, c’est-à-dire que des armées d’opérateur.trice.s doivent vérifier patiemment les métadonnées de toutes les pages scannées.

Enfin, toutes ces informations, données et métadonnées, sont chargées sur un serveur, puis indexées, ce qui permettra de les offrir au public, ou à de nouvelles exploitations informatiques grâce au « data mining ».

Le poids du virtuel

Le torrent numérique qui défile sur nos écrans nous le fait souvent oublier: un serveur est fragile; les données peuvent s’altérer. Saura-t-on les conserver? L’archivage numérique est désormais un thème bien étudié et des normes existent depuis de nombreuses années. Elles sont cependant exigeantes et coûteuses, difficiles à respecter totalement. Est-ce que cela met en cause la pérennité de ces réalisations numériques?

Pas nécessairement. Osons une comparaison avec le papier. Il y a cent ou deux cents ans, les locaux des bibliothèques n’avaient pas de climatisation contrôlée, n’étaient pas comme aujourd’hui protégés contre les dégâts d’eau, les incendies ou encore le vol. Pour autant, une bonne partie de notre patrimoine nous est parvenu, grâce à des mesures simples : la reliure protège les feuilles et évite qu’elles ne se dispersent et se perdent. Cela peut faire sourire, mais dans l’ensemble cela a plutôt bien fonctionné.

Nous en sommes peut-être à un même stade aujourd’hui avec le numérique. Nos dispositifs sont peut-être insuffisants, et nous serons vraisemblablement considérés comme inconscients par nos successeurs. Ce qui n’empêchera pas, nous l’espérons, à la plupart de nos numérisations de traverser le temps.