Des pratiques culturelles sous la loupe

Des pratiques culturelles sous la loupe

Festival La Roque d'Anthéron 2020

Festival de piano de la Roque d’Anthéron, août 2020. Les enfants du baby boom forment l’essentiel du public de la musique classique.

Ce mois de juillet est parue la dernière enquête sur les pratiques culturelles en France, conduite en 2018.

La rareté de cette enquête – une par décennie environ –, la profondeur du champ couvert et la cohérence de cette série dont la première livraison remonte à 1973 en fait une lecture très attendue. Chaque nouvelle sortie permet de dessiner avec un peu plus de précision ces pratiques et leur évolution des pratiques.

On a donc tout particulièrement guetté cette dernière mouture, celle de la deuxième décennie de ce siècle, tout à la hâte de mesurer les effets de la numérisation de la culture.

La lecture de l’analyse des résultats par les sociologues Philippe Lombardo et Loup Wolff (un nom qui ne s’invente pas)[1] ne nous a pas déçue à cet égard: elle est tout simplement passionnante.

Principaux enseignements

Deux résultats nous paraissent particulièrement éclairants.

D’abord l’étude vérifie que le numérique joue un rôle déterminant sur les pratiques culturelles.

Ensuite la génération du baby-boom, que l’on peut suivre depuis les années 1970, n’a jamais cessé d’être une insatiable consommatrice de culture. Aucune des générations suivantes n’a une pratique aussi intensive, ce qui peut inciter à nourrir quelques craintes pour l’avenir de certaines industries culturelles.

Voyons d’un peu plus près ce que cela signifie pour les pratiques culturelles de l’écrit, évoquées dans les questions consacrées à la lecture, aux bibliothèques, ainsi qu’à la presse.

La lecture

La lecture est probablement l’exception qui confirme la règle: c’est le secteur culturel dont la pratique a le moins été influencée par le numérique. Je souligne à dessein ce terme, car le numérique a très tôt affecté le processus de production des livres. Cette dualité, abondamment explorée dans d’autres billets de blogs, a fait que la lecture numérique tarde toujours à s’épanouir, et que nombre d’entreprises s’y sont cassé les dents.

C’est le cas du livre électronique de Cytale. Cette aventure entrepreneuriale française au tournant du 21e siècle a été un échec, car les dirigeants de Cytale étaient aveuglés par leurs propres convictions. Le PDG Olivier Pujol s’enthousiasmait qu’avec ce dispositif léger et peu encombrant, il pouvait “avoir dans sa main tout le savoir, consultable “n’importe où, n’importe comment, n’importe quand”, lire des données censées être inaltérables, moins précaires que les 40’000 rouleaux de la bibliothèque d’Alexandrie incendiés par César…”[2]. Quand on compare les conditions techniques de l’an 2000 avec celles de 2020, on se dit rétrospectivement que l’échec était prévisible. Mais pourquoi le succès est-il toujours si mitigé, alors même que les PME ont laissé la place au géant Amazon?

C’est là que l’étude de Lombardo et Wolff donne peut-être des éléments de réponse, qui sont tout simplement générationnels: le pourcentage de lecteurs assidus (20 livres et plus) a diminué très régulièrement, passant de 28% en 1973 à seulement 15% en 2018. Et c’est dans les générations du baby-boom que la lecture résiste le mieux, voire même se stabilise. Ce sont d’ailleurs ces classes d’âge qui s’approprient le plus volontiers les liseuses, dédiées aux ebooks. Les plus jeunes ne voient guère d’attrait dans ce dispositif “mono-tâche”.

La féminisation

L’univers du livre et de la lecture est toujours plus féminin. On le voit dans les professions qui lui sont liées: bibliothèques, maisons d’édition, mais aussi enseignement. Et selon une étude québécoise récente, les maisons d’édition ont reçu en 2018 autant de manuscrits signés par des hommes que par des femmes[3].

Quant aux lectrices, elles dominent largement les lecteurs, avec un écart qui se creuse au fil du temps pour devenir même abyssal: en 2018 elles sont quasiment deux fois plus nombreuses dans la catégorie “lecture assidue” (19%) que leurs homologues masculins (10%)! Alors qu’en 1973, les hommes sont encore de plus gros lecteurs que les femmes… Il serait intéressant de comprendre pourquoi les hommes se sont détachés aussi rapidement de la lecture et si la féminisation de cet univers a contribué à lui faire perdre son attrait, voire à l’associer à une pratique non virile.

La fréquentation des bibliothèques reflète cette féminisation. Suite à une politique très volontariste de développement de la lecture publique en France (l’essor des “médiathèques”) dans les années 1980-1990, le lectorat s’est développé, avant de se tasser au 21e siècle. Or les femmes ont toujours fréquenté ces institutions davantage que les hommes, ceci dans des proportions assez nettes.

Et pour la Suisse?

De l’autre côté du Jura, il n’existe sur la durée pas d’enquête d’ensemble aussi approfondie et homogène. En revanche on y trouve des études régionales, parfois très pointues. Nous avons déjà évoqué dans ce blog la vaste enquête sur le public des bibliothèques de la Ville de Genève[4]. Les musées municipaux publient également chaque année un rapport au sujet de leur fréquentation sous le titre Connaissance des publics. L’Université de Lausanne a conduit une recherche sociologique particulièrement documentée sur Les publics de la culture à Lausanne menée en 2018.

Les Romands ont tendance à se prévaloir d’une forme d'”exception culturelle”: consommation importante, qu’il s’agisse de sorties, de musées ou d’achat de livres, portée par une offre abondante. Mais il ne fait aucun doute que les mêmes déterminants qu’en France y sont à l’œuvre. La transformation des sociétés, notamment par le biais du numérique, est une lame de fond qui fait fi des frontières et des particularismes. On retrouve dans ces études la surreprésentation des femmes et des baby-boomers…

Usage des médias

Ce parallélisme des pratiques françaises et helvétiques se vérifie également pour les médias d’information. Un article du Temps[5] relayait la publication de l’étude du Monitoring médias Suisse, menée en 2019 par l’Office fédéral de la communication. L’influence des réseaux sociaux sur la formation de l’opinion est encore moindre que la télévision, mais elle gagne nettement en importance, surtout parmi les jeunes. Pas de quoi étonner le sociologue du numérique Olivier Glassey pour qui ces résultats “mettent en lumière des trajectoires de vie, avec des cultures médiatique et technique qui accompagnent chaque classe d’âge. Si les personnes plus âgées se diversifient dans leur manière de s’informer, par exemple, elles n’abandonnent pas les médias qu’elles utilisent depuis de nombreuses années.”

L’étude française fait part exactement du même (et triste) constat: diversification des pratiques d’information chez les seniors, qui se sont appropriés la télé, le web, les réseaux sociaux, mais concentration chez les plus jeunes qui dédaignent les instruments de leurs aînés…

[1] Cinquante ans de pratiques culturelles en France, France. Ministère de la culture, 2020. <https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Etudes-et-statistiques/Publications/Collections-de-synthese/Culture-etudes-2007-2020/Cinquante-ans-de-pratiques-culturelles-en-France-CE-2020-2>

[2] Dominique Nauroy. L’échec du livre électronique de Cytale au prisme des processus de traduction. Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2007

[3] Charlotte Comtois. Quelle place pour les femmes dans le champ littéraire et dans le monde du livre au Québec? Montréal, Uneq, 2019. <https://www.uneq.qc.ca/wp-content/uploads/2019/11/Rapport_Egalite%CC%81-hommes-femmes_novembre2019.pdf>

[4] Librairies et bibliothèques, un destin identique?

[5] Le Temps, 29.09.2020, <https://www.letemps.ch/suisse/romands-cedent-davantage-chant-sirenes-reseaux-sociaux>

Les 500 mots métiers

Les 500 mots métiers

Les 500 mots métiers 2016

Jean-Philippe Accart, Clotilde Vaissaire-Agard, Les 500 mots métiers. Bibliothèques, archives, documentation, musées, Bois-Guillaume, Ed. KLOG, 2016

A quoi bon en 2016 tenir entre les mains un dictionnaire ? Tout le monde semble s’être mis d’accord pour affirmer que ces “bases de données” de papier n’ont plus d’avenir: les enfilades d’Encyclopaedia Britannica et l’Encylopaedia Universalis ne sont plus imprimées depuis plusieurs années. Quant au Petit Robert, bien moins encombrant mais riche de 300’000 définitions, il résiste mais est désormais accompagné d’une clé USB pour permettre une consultation en ligne.

En quelques 200 pages, Les 500 mots métiers est une réalisation de salut public dans un environnement saturé d’information et adepte des superlatifs: croissance exponentielle des contenus, des échanges, de la taille des données… Ce lexique, utile et synthétique, contraste avec l’immensité des ressources d’Internet. Il tranche aussi sur l’infinie variété des discours, qui conduisent parfois à faire perdre de vue que les mots ont un sens et qu’il est bon qu’il soit valable pour tous. La sélection draconienne des entrées crée un ensemble aisément maîtrisable. Cet aspect est très précieux dans un univers où l’on dit manquer de repères.

L’interdiscipline

Un autre mérite des auteurs est de dessiner le champ (inter)disciplinaire de quatre métiers ayant pour fondement ou corollaire la gestion de documents, au sens d’ “élément de connaissance ou source d’information”. S’il y a bien une avancée due à Internet, c’est de permettre la convergence d’institutions, quelles que soient leurs traditions particulières, autour de la thématique de la documentation. Cela constitue un progrès incomparable pour le chercheur. Un nouvel acronyme, GLAM (pour Galleries, Libraries, Archives et Museums), signale d’ailleurs les initiatives visant à relier des ressources et bases de données dans ces domaines. Grâce au langage XML, au Web de données et au Web sémantique (voir ces mots dans le livre), les bases de données constituées de façon autarcique dans chaque univers professionnel peuvent enfin se combiner entre elles, enrichir et partager leurs informations.

Le contenu

Le tour de force de ce volume est de proposer pour chaque entrée une définition à la fois concise, précise et nuancée. Par exemple l’entrée “ontologie” – qui a acquis un sens précis et technique dans le domaine de l’information – rappelle la parenté de ce mot avec la notion traditionnelle de “thésaurus”, mais obéit à “des règles plus contraignantes pour réduire le risque de mauvaise interprétation avec les machines”. Associer des concepts récents à des concepts plus anciens permet d’en mesurer facilement la portée et souligne qu’ils ne viennent jamais de nulle part.

Autre exemple, le terme “information” est sobrement défini comme “connaissance ou élément de connaissance formalisé”. Cette formulation, suffisante pour les professionnels de ce domaine ne doit pas faire oublier que ce terme fait l’objet de discussions infinies sur son sens et sa portée, d’un point de vue philosophique, économique ou sociologique, dans un monde qui s’est désigné comme société de l’information.

L’illustration est également présente, que ce soit par des schémas (comme celui du modèle FRBR ou le tableau des licences creative commons), des copies d’écran (comme la présentation d’un index KWIC) ou encore quelques photographies. Figurent aussi bien des dispositifs actuels que des technologies traditionnelles, voire celles d’une époque révolue: personnellement je n’ai jamais côtoyé une carte à fenêtre!

Toutes les entrées sont traduites en allemand et en anglais, listées alphabétiquement en annexe dans chacune de ces deux langues, afin de retrouver aisément toutes les équivalences. Enfin, une “bibliographie-webographie” mentionne les principales ressources lexicographiques sur lesquels les auteurs se sont appuyés.

(Voir aussi l’interview des deux auteurs par Archimag à propos de la genèse des 500 mots métiers, sur le site de Jean-Philippe Accart)