Des nouvelles du livre à la demande

Des nouvelles du livre à la demande

Le 2 mai 1997, au cours du Salon du livre de Genève, une démonstration fascinante a eu lieu : le temps d’une conférence, un livre ancien de 1776 a été réimprimé en fac-simile à partir de la numérisation de l’original, les pages encollées et recouvertes d’une reliure souple, grâce une imprimante numérique Xerox Docutech[1].

Vingt-cinq ans plus tard, il nous a semblé intéressant d’évoquer le développement de ce que l’on pouvait considérer alors comme une petite révolution. Comment a évolué cette technique? A-t-elle tenu ses promesses? A-t-elle été un succès? Comme souvent, le bilan provisoire – l’histoire n’est certainement pas achevée – est nuancé.

Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, couverture
Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, ex-libris et faux-titre

Evénément au Salon du livre de Genève le 2 mai 1997: réimpression à la demande de Relation de différents voyages dans les Alpes du Faucigny, paru en 1776

La promesse

A l’époque, l’impression à la demande, ou le livre à la demande, était un concept novateur, le meilleur de la modernité au service de la tradition. Elle devait résoudre plusieurs problèmes de l’édition:

  • La réduction constante des tirages. Dans un article très commenté, l’historien spécialiste du livre Robert Darnton expliquait déjà cette crise de l’édition de monographies, notamment en sciences humaines[2]. Des recherches, même importantes, risquaient de ne plus être publiées en raison de ventes trop faibles.
  • La volatilité des ventes. C’est une difficulté qui tourmente tous les éditeurs: à combien d’exemplaires faut-il tirer ce livre? Trop, et l’éditeur se retrouve avec des stocks inutiles sur les bras. Trop peu, et il rate des ventes. Dans les deux cas, ce sont des pertes financières.
  • L’accès aux textes épuisés. Cette technique permet de faire revivre d’anciens textes introuvables, comme l’a montré l’expérience du Salon du livre de Genève. L’original est numérisé dans une bibliothèque, puis imprimé en fac-similé par une chaîne automatisée pour réduire les coûts unitaires. La Bibliothèque nationale suisse, comme d’autres bibliothèques, offre d’ailleurs ce service depuis 2010, en lien avec un partenaire, et pour autant que les livres soient dans le domaine public[3].

Un automate à livres dans les librairies

Outre l’exemple du Salon du livre genevois, je me souviens avoir vu une Espresso Book Machine (EBM) à la librairie américaine à La Haye en octobre 2010. Cet automate permettant de fabriquer des livres à l’unité a été inventée par un écrivain et éditeur américain, Jason Epstein, récemment disparu, qui créa en 2003 une société On Demand Books dans le but de dynamiser la commercialisation des livres anciens.

Espresso Book Machine à la librairie américaine de La Haye, 05.10.2011

Une Espresso Book Machine à la librairie américaine de La Haye, 05.10.2011

On pourrait penser que cette machine, avec son côté artisanal sympathique, sorte de boîte vitrée remplie de composants électroniques et de câbles, adossée à une grosse imprimante, s’est largement répandue depuis. D’après mes recherches, cela ne semble pas être le cas: aux dernières nouvelles, seule la librairie American Book Centre dispose toujours de machines EBM – surnommées “Betty”–, une dans sa succursale de La Haye et une autre à Amsterdam. Elles impriment à la demande les livres d’un catalogue sélectif et également des livres auto-édités, apportés par des particuliers.

En 2016 une Espresso Book Machine est installée dans la nouvelle librairie des PUF à Paris. Mais seuls les titres de cette maison universitaire peuvent être imprimés, comme la collection phare Que sais-je? Ainsi nul besoin de disposer un fond de stock avec tous les titres du catalogue. On s’approche ici de ce que pourrait être une “librairie sans livres”.

A part ces exemples, la machine ne semble pas avoir eu de succès. Une des raisons est donnée par le cas de la librairie des PUF:  il n’est pas possible d’imprimer les livres d’autres éditeurs, car ils ne mettent pas leurs fichiers à disposition. Pour une librairie généraliste, c’est tout simplement rédhibitoire.

Brooke Warner, une éditrice américaine, avance aussi une autre raison: l’EBM ne prend pas car la machine est coûteuse, demande beaucoup de maintenance et la qualité du livre ainsi imprimé n’est pas fameuse[4].

Du côté des imprimeurs

Le fait est que ce sont plutôt les imprimeries industrielles qui ont compris et exploité tout le potentiel de l’impression à la demande. En-dessous d’un certain niveau de stock, une requête permet automatiquement de retirer en petit nombre un titre, de sorte que celui-ci est toujours disponible malgré un stock minimal.

Si le titre appartient plutôt à la “longue traîne”, c’est-à-dire que les demandes sont rares et ponctuelles, il sera alors imprimé à l’unité lorsque le besoin s’en fera sentir.

Dans tous les cas le nombre d’exemplaires reste modeste. Pour les best-sellers dont la demande est continue, l’impression offset traditionnelle est plus avantageuse.

Pour être rentable, le processus doit pouvoir intégrer toutes les étapes (impression, couverture, encollage et reliure) sans intervention manuelle.

Neomedia, une start-up française, a développé en 2015 un robot imprimeur, le Gutenberg One, d’une qualité supérieure à l’EBM. Quelques éditeurs comme L’Harmattan, PUF, Belin, Les Equateurs, Tallandier, etc. ont mis à disposition leurs catalogues.

D’autres systèmes d’impression de dimension industrielle existent, comme Copernics, lancé en 2017 par le distributeur Interforum. Celui-ci peut imprimer en flux tendu des séries assez importantes de 2’000 à 3’000 exemplaires pour le compte d’éditeurs majeurs (groupe Editis). Un autre acteur important est Dupliprint.

Le livre à la demande répond à une stratégie entrepreneuriale de diminution des coûts, tout en se parant de vertus écologiques: moins de gaspillage de matière première, moins de stocks qui occupent de la place et immobilisent le capital.

Enseignements

Que dire en définitive de cette évolution du livre à la demande?

  1. La force symbolique du livre dans notre culture est telle qu’elle peut générer beaucoup d’enthousiasme, sans être toujours suivie de succès[5]. On l’a vu par exemple avec l’échec du livre numérique Cytale, dont l’aventure entrepreneuriale se situe aussi autour des années 2000 (cf blog…).

A l’origine, l’Espresso Book Machine est conçue au service d’une utopie: permettre aux libraires de devenir les acteurs d’un accès universel aux livres. Mais cette démarche s’est effacée au profit d’une dimension industrielle et commerciale: l’optimisation des stocks et des délais. Le livre à la demande est un procédé dont le lecteur n’est pas conscient. Il doit d’ailleurs être suffisamment élaboré pour que le client ne voie aucune différence entre un exemplaire produit de cette façon ou de manière traditionnelle.

 2. L’imprimé conserve un statut considérable, surtout en France, où les ebooks sont tenus pour des ersatz de livres. Il n’est pas étonnant que Gutenberg One soit une invention française: son créateur Hubert Pédurand, après un voyage aux Etats-Unis où il fait connaissance de l’EBM, dit clairement: “Je suis alors convaincu que la France peut faire mieux.” (L’Yonne Républicaine, 14.12.2021).

Un autre acteur de l’impression à la demande, Norbert Legait de Dupliprint exprime bien cette différence de statut: “En France, on nous commande trois cents formats différents ! Aux Etats-Unis, ils en ont une poignée.”

En fin de compte, l’impression à la demande représente le triomphe de la rationalité économique. Il est devenu un outil industriel au service du livre imprimé, auquel on cherche à préserver à tout prix son prestige.

[1] Première mondiale est une notion usurpée: François Bon raconte une expérience semblable en 1995 au Banquet du Livre de l’Abbaye de Lagrasse (Aude).

[2] “Le nouvel âge du livre”, Le Débat, n. 105, 1999, p 176‑184.

[3] eBooks on Demand (EOD). EOD est un réseau de 40 bibliothèques européennes. L’utilisateur peut demander un fichier PDF ou, moyennant un supplément, un fac-similé papier.

[4] “What It Would Take to Disrupt the Publishing Industry”, Publisher’s Weekly, 08.10.2021

[5] François Bon, infatigable défricheur du libre numérique et observateur aiguisé de ce milieu a la remarque la plus juste en convient volontiers: ” nous n’avons jamais pu conquérir pour le livre numérique la valeur symbolique attachée à l’objet imprimé” . https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4376

L’open access : l’avenir du livre savant?

L’open access : l’avenir du livre savant?

Amiel, Journal manuscrit, 1839
Amiel, Journal, édition imprimée 1976

L’édition annotée du Journal intime d’Henri Frédéric Amiel (1821-1881) à L’Age d’homme est protégée par le droit d’auteur (à droite, tome premier, 1976)
En revanche le texte du manuscrit est dans le domaine public:  première page du Journal intime, lundi 24 juin 1839 (à gauche, Bibliothèque de Genève, Ms. fr. 3001a)

Il y a quelques mois, le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) publiait une étude sur l’impact de l’open access sur les monographies scientifiques en suisse [1].
L’open access semble un mot magique. Il symbolise le combat des forces publiques contre les puissances commerciales, une noble cause – l’accès pour tous aux résultats de la science – contre le profit, une revanche pour les bibliothèques.
L’histoire de l’open access est déjà longue: si l’expression n’apparaît qu’au début du 21e siècle, le principe est mis en œuvre au moins depuis 1991, date à laquelle Paul Ginsparg crée pour la communauté des physiciens ArXiv, un serveur de pré-publications (“tapuscrits numériques”) en libre accès.
Le mouvement véhicule quelques idées couramment admises:

  • L’open access concerne avant tout les disciplines STM (sciences, techniques et médecine). Les SHS (sciences humaines et sociales) n’ont été concernées que plus tardivement et dans une proportion moindre.
  • L’open access s’intéresse essentiellement aux articles de périodiques, mode privilégié de la communication scientifique, moins aux monographies.
  • Le coût des publications STM est globalement bien plus élevé que celles des SHS. Elles sont accaparées par des sociétés monopolistiques et extrêmement profitables, alors que les éditeurs en sciences humaines et sociales sont souvent des structures de petites dimensions, ne visant pas à maximiser leur profit, mais souhaitant simplement rentrer dans leurs frais en voulant diffuser la connaissance.

Cela conduit à un état de fait un peu paradoxal: les publications en open access sont d’abord le fait de domaines très pointus et techniques, et par conséquent inintéressants pour la plupart des citoyens. Au contraire, les sciences humaines, les plus susceptibles de rencontrer un intérêt au sein d’un large public, sont encore rétives et moins avancée dans les démarches open access.
Historiquement, le FNS a financé les coûts de production et d’impression de monographies. C’est le cas par exemple de ce monument de la littérature de soi qu’est le Journal intime, d’Amiel, publié en 12 épais volumes par l’Age d’homme de 1976 à 1992 [2]. Le FNS en édictant en 2014 de nouvelles règles relatives au libre accès des publications issues de la recherche a suscité un vif émoi et une pétition, notamment de la part des éditeurs en SHS[3]. Ceux-ci ont accusé l’institution de tuer le tissu éditorial en science humaine, déjà fragilisé par la diminution des tirages, ce que l’historien du livre américain Robert Darnton avait signalé dès 1999[4]. Ils ont mis en avant leur rôle essentiel, pour rendre accessibles plus largement des travaux universitaires et le fait qu’ils représentant un pilier de la démocratie, favorisant le débat citoyen au même titre que la presse. Pour espérer rentrer dans leurs frais ils ont absolument besoin d’avoir au moins pour un certain temps une exclusivité de diffusion commerciale. Pour les livres, le FNS accorde à l’éditeur un maximum de 24 mois, avant l’obligation de l’open access.
Dans son étude, le FNS a voulu savoir si oui ou non l’open access est véritablement nuisible pour l’édition. Concrètement, l’organisme a étudié l’évolution de la diffusion de monographies disponibles dès leur publication à la fois en librairie et en version électronique gratuite (open access). Parallèlement un échantillon de contrôle est représenté par des livres disponibles sous forme imprimée ou numérique, mais exclusivement de façon payante.

Des constats attendus

Certaines observations ne surprennent pas trop: le meilleur allié pour assurer une visibilité en ligne des publications est Googles Livres (p. 28). Il y a y également plus d’activités en ligne sur les documents qui s’y trouvent en accès libre que pour les autres (p. 30).

L’utilisation dépend beaucoup de la langue dans laquelle les livres sont écrits. Les livres concernés par l’étude du FNS, écrits en allemand et en français bénéficient d’une forte utilisation sur la plate-forme OAPEN, qui contient une majorité d’ouvrages en anglais provenant de toute l’Europe.

Multiplier les plates-formes (institutionnelles, Google Livres…) sur lesquels se trouvent les livres en open access améliore grandement leur audience internationale.

Mais en ce qui concerne l’influence sur les ventes d’imprimés, contre toute prévision pessimiste des éditeurs, rendre disponible un livre de science humaine en open access n’a aucune d’incidence sensible sur les ventes en librairie. Les connaisseurs s’y attendaient, car les résultats d’études similaires menées précédemment aux Pays-Bas et au Royaume Uni allaient dans ce même sens.

En revanche, et dans tous les cas, les ventes diminuent fortement au-delà de 12 mois après la publication.

Le point de vue des auteurs

L’enquête s’est aussi intéressée aux chercheurs qui produisent les textes et à leurs attentes. Plutôt jeunes, ils lisent fréquemment des ebooks scientifiques, plutôt sur micro-ordinateur que sur liseuse. Cette remarque semble confirmer que la distinction entre les modes de lecture savante et de divertissement se retrouve dans l’univers numérique, avec des supports clairement différenciés. Ces auteurs connaissent bien les publications en open access et en apprécient les buts: elles conjuguent efficacité financière, bonne diffusion et communication aisée avec la communauté.

Pour autant les chercheurs ne souhaitent pas la fin de la version imprimée. Ils pensent que l’open access ne la fera pas disparaître, mais que les tirages vont chuter. Toutefois cette baisse ne sera pas imputable à l’open access, mais à une évolution plus fondamentale et beaucoup plus ancienne.

Une expérience fructueuse en open access, crée un cycle vertueux : mieux on le connaît, plus on souhaite son extension et plus on le fait savoir.

L’open access – et partant, le numérique – renforce le décalage entre édition scientifique et édition “grand public” : les chercheurs ont admis que l’open access est plus prometteur pour leur carrière que des livres imprimés qui leur procurent de toute façon une faible rémunération, peu significative d’ailleurs puisqu’ils sont déjà payés par leur organisme. Mais pour les écrivains, les ventes d’exemplaires sont cruciales, car leurs revenus en dépendent.

Le point de vue des maisons d’édition

Les maisons d’édition ont aussi été interrogées dans le cadre de l’étude. Elles doivent d’abord comprendre comment fonctionne l’open access, dont elles ont encore souvent une vision négative. Surtout, elles doivent pour s’y rallier élaborer un modèle commercial plus complexe, intégrant non seulement les calculs appliqués au livre imprimé, mais aussi  des “Book Processing Charges” soit des taxes forfaitaires payées par l’auteur ou son institution pour être publié en open access.

Il va de soi a fortiori que les éditeurs considèrent avec scepticisme et réticence la fourniture de livres imprimés à la demande ou BOD (book on demand), bien qu’on parle de ce procédé prometteur depuis une vingtaine d’années. Aucun plan commercial fiable ne peut s’appliquer à un tel modèle.

Le rôle des bibliothèques

On le sait, les bibliothèques défendent très majoritairement l’open access. Il s’agit pour elles d’une alternative – enfin – au chantage financier des multinationales de l’édition scientifique qui ont réussi à conjuguer tournant numérique avec profit. C’est également le modèle qui leur correspond le mieux: fournir à tous et gratuitement des accès au savoir. Elles peuvent également exercer leurs talents dans la gestion de métadonnées, ainsi que, de plus en plus, sensibiliser et conseiller les auteurs académiques en matière de publication scientifique.

La spécificité du livre

Que révèle l’open access sur le livre ?

Nous empruntons le commentaire de Sandro Cattacin, professeur à l’Université de Genève, recueilli par le rapport OAPEN-CH:

Un livre est plus qu’un article: c’est une ressource à haute complexité qu’un article ne remplacera jamais, avec une longévité incomparable. Le libre accès aux livres est une question d’accès à de la recherche de qualité. Par la diffusion de ce savoir en libre accès, nous permettons d’avancer ensemble, sans distinction si l’on est pauvre ou riche, si l’on est du monde scientifique ou non.

Le livre physique continuera à exister et gagnera même en valeur en devenant un objet émotionnel plus qu’un simple outil de travail. J’achète un livre quand je veux le toucher, le lire sur mon chevet, à la plage – indépendamment du fait qu’il soit en libre accès ou non. (p. 65)

La forme d’un livre (physique ou numérique) n’a évidemment pas d’importance du point de vue de sa richesse cognitive. Mais la valeur du livre dépasse celle d’un article, parce qu’il s’agit d’un effort de synthèse supérieur.

On voit cependant se développer la distinction entre lecture savante et lecture de divertissement. En 2018, une génération après le triomphe du web et de la communication numérique, il est encore courant d’estimer que si le numérique est incomparablement plus pratique dans le premier cas, l’imprimé est infiniment plus adéquat dans le second. Si pour la communauté scientifique, l’imprimé décline, ce n’est pas le cas dans le grand public. On nous dit même qu’aux Etats-Unis, royaume d’Amazon et de son Kindle, la part de marché de l’ebook reculerait.

Le chemin vers le tout numérique est tellement long qu’il semble bien que le livre imprimé soit garanti d’une certaine éternité… Il y a 20 ans, bien avant les tablettes, l’acceptation de la lecture numérique était plus restreinte, confinée à des textes courts de quelques pages en raison de la fatigue oculaire générée par les écrans.  Mais si c’étaient d’autres facteurs qui conduisaient à sa perte? Ne parlons pas ici de la concurrence entre littérature générale et autres formes de loisirs.

Deux chercheurs canadiens, Delphine Lobet et Vincent Larivière, reviennent sur la “mort du livre savant”[5] . Au-delà de l’argument financier (“crise des périodiques”, cupidité des éditeurs qui contraignent les budgets d’acquisition de monographies), ils se tournent vers une “crise d’usage”. “Les livres ne seraient pas victimes de coupes budgétaires, mais du désintérêt des universitaires”. Cette hypothèse est corroborée par l’étude quantitative des citations: dans toutes les disciplines, la proportion des références à des livres diminuent par rapport aux références à des articles de périodiques. En examinant ce ratio depuis 1980, les auteurs constatent que le déclin des livres coïncide avec l’apparition du numérique, dans les années 1995-2000. Pour les auteurs, il n’y a pas de doute: les articles sont massivement numériques et facilement accessibles, beaucoup plus que les livres. Avec le temps, l’effet s’amplifie: moins visibles, les monographies seront toujours moins citées.

Pour ce qui est des “belles lettres” (littérature, histoire, art), le déclin toutefois est à peine sensible. Il n’est pas étonnant que les éditeurs dans ce domaine soient peu enclins à changer de modèle.

[1] Eelco Ferwerda, Ronald Snijder, Brigitte Arpagaus, Regula Graf, Daniel Krämer, et Eva Moser. OAPEN-CH – Impact de l’Open Access sur les monographies scientifiques en Suisse. Un projet du Fonds national suisse (FNS). Berne: Fonds national suisse de la recherche scientifique, avril 2018. https://doi.org/10.5281/zenodo.1220597

[2] La base de données P3 du FNS tient le registre des financements accordés : http://p3.snf.ch/Default.aspx?query=amiel

[3] Eliane Kurmann, et Enrico Natale. “L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse”. Traverse, revue d’histoire, no 3, 2014, p. 135‑46. http://www.revue-traverse.ch/downloads/zusatzmaterial/2014_3_natale_kurmann.pdf

[4] Robert Darnton, “Le nouvel âge du livre”. Le Débat, n° 105, 1999, p. 176‑84.

[5] Delphine Lobet, et Vincent Larivière, La mort des livres dans les sciences humaines et sociales, et en arts et lettres?,  Association francophone pour le savoir (ACFAS), 14 juin 2018. http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2018/06/mort-livres-sciences-humaines-sociales-arts-lettres

Les Assises de l’édition suisse 2017

Les Assises de l’édition suisse 2017

Assises de l'édition suisse 2017

Assises de l’édition suisse au Salon du livre et de la presse de Genève, 27 avril 2017

Les Assises de l’édition suisse prennent la forme d’une journée d’étude dédiée aux professionnels de la filière du livre. Elles ont eu lieu cette année le 27 avril et elles étaient précédées la veille par Les Assises de l’édition francophone. Cette manifestation, désormais traditionnelle dans le cadre du Salon du livre et de la presse, se tient sous le patronage de la Confédération: Office fédéral de la culture et Département fédéral des affaires étrangères. Au cours des débats et tables rondes, les intervenants ont décliné la thématique de “la relève dans les métiers du livre en Suisse, un état des lieux”, sous l’angle des politiques publiques, du passage de témoin dans les maisons d’édition ou encore de l’avenir de la filière.

Politiques publiques

Fédéralisme oblige, la Confédération ne dispose que d’un rôle subsidiaire dans la promotion de la création littéraire: l’attribution de prix littéraires, de celui du plus beau livre suisse, ou encore, par le biais de la reconnaissance du rôle culturel des éditeurs, leur inscription dans une filière économique spécifique. Cet aspect est important et revient dans nombre d’interventions: la littérature, de par sa dimension culturelle, est soutenue pour le rôle qu’elle joue dans la cohésion du pays.

Pour Jacques Cordonier, chef du Service de la culture valaisan depuis sa création en 2005, il est important de maintenir un environnement propice à la création littéraire pour l’ensemble des acteurs: auteurs, libraires, éditeurs, bibliothèques. Il plaide pour une reconnaissance du métier d’auteur, notamment par le développement de l’Institut littéraire suisse à Bienne. Si les bibliothèques ont été le premier métier à investir le numérique, elles doivent aujourd’hui assumer leur rôle d’acteur culturel, ce qu’elles font en diversifiant les profils de recrutement.

Jacques Cordonier considère qu’il est plus efficace de mettre en place des politiques publiques avec des interlocuteurs bien organisés, à l’exemple de Valais Films[1] pour l’audiovisuel.

Pierre-Alain Hug, chef de l’Office cantonal de la culture et du sport nouvellement créé à Genève, estime que pour des raisons de masse critique, le bon échelon d’action devrait être celui de la Suisse romande.

Une maison d’édition est avant tout une entreprise. Il y a une augmentation générale du nombre de titres publiés, à mettre en lien avec la diminution des coûts de production que permet le numérique. Mais en fin de compte les produits de mauvaise qualité sont sanctionnés par les lecteurs qui ne les achètent pas.

Les éditeurs suisses: de petites structures

Dans Les Batailles du livre, François Vallotton remarque que sur les 60 éditeurs que compte l’ASDEL (Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires), la moitié publient moins de cinq titres par an et ont un chiffre d’affaire inférieur à 200’000 francs[2]. Les maisons d’édition suisses sont donc très souvent des micro-entreprises.

La passion de découvrir et de faire partager des textes est le moteur principal, pas de s’enrichir… Selon Annette Berger, fondatrice en 2010 de Kommode Verlag , le livre suscite un certain enthousiasme et le métier d’éditeur porte encore une image prestigieuse.

Pour Olivier Babel, une maison d’édition est “tout sauf un business, mais il faut le gérer comme une entreprise, de façon très stricte”. Les Presses polytechniques et universitaires romandes qu’il dirige ont connu des belles années au cours de la décennie 1990-2000. Depuis quelques années, en raison de la dévaluation de l’euro, la conduite des affaires est très difficile pour le marché de l’exportation.

Par ailleurs l’édition est considérée comme une branche risquée et l’obtention de prêts bancaires pour développer l’activité est quasiment impossible. Thomas Heilmann de Rotpunktverlag à Zurich signale que des stratégies de financement alternatives, comme le crowdfunding, peuvent être fructueuses.

La relève

Cette session 2017 avait pour thème La relève dans les métiers du livre en Suisse. A part quelques cours en Suisse alémanique, il n’existe pas de formation pour être éditeur. Pour Fanny Mossière des éditions Noir sur Blanc, des études de lettres constituent cependant une bonne base pour “empoigner des textes”. D’autres éditeurs comme Olivier Babel ou Fabio Casagrande sont titulaires de diplômes en sciences économiques.

Le métier s’apprend le plus souvent par transmission. Matthieu Mégevand qui a pris la succession de Gabriel de Montmollin à la tête de Labor & Fides, estime qu’il a fallu deux années pour achever la transition. L’importance du mentorat est soulignée.

L’ “industrie” du livre

Le terme d”industrie du livre est une dénomination abusive. Il faudrait plutôt parler d'”artisanat” aux deux extrémités de la chaîne: l’édition et la librairie.

Les 12 librairies du réseau Payot vendent trois millions d’exemplaires par an, soit 220’000 références différentes. 60 % de ces livres sont vendus à moins de 5 exemplaires! La dispersion de l’offre est très caractéristique de ce type de commerce. La richesse du fonds est à double tranchant: c’est un facteur d’attractivité pour la clientèle, mais il immobilise des capitaux et de l’espace. Les grands groupes d’édition français Editis et Hachette ont mis en place des chaînes d’impression à la demande, permettant de fournir rapidement les libraires de publications dont la rotation est lente.

En Suisse romande Payot observe une baisse des prix de 20% depuis 2011. C’est une aubaine pour le client, mais pèse sur les bénéfices. Pascal Vandenberghe le directeur de Payot n’attend pas pour autant d’aides directes de la part des pouvoirs publics. En revanche, il salue la préférence donnée par les bibliothèques genevoises à l’achat local et regrette la concurrence déloyale des géants du commerce en ligne qui ne respectent pas les obligations et conditions de travail. Le comportement des consommateurs n’est par ailleurs pas anodin.

Ivan Slatkine, directeur de Slatkine Reprints SA et des Editions Honoré Champion, relève que les éditeurs ont toujours besoin d’un bon maillage de libraires pour promouvoir les publications.

Et le livre numérique? Les acteurs présents s’accordent pour penser que l’édition destinée aux besoins professionnels s’orientera toujours plus vers ce support numérique. En revanche le livre imprimé conservera ses adeptes pour la lecture plaisir.

Conclusion

Le marché du livre est une activité commerciale dont la portée culturelle est reconnue. En Suisse cette branche est soutenue par les différents échelons politiques: Confédération, cantons, mais aussi les villes. Le niveau cantonal est toutefois prépondérant. Le métier d’éditeur est une activité à forte valeur d’image, mais à faible rentabilité, largement représenté en Suisse par des micro-entreprises. Le constat est à peu près similaire pour les libraires.

Le paradoxe est que la production de livres ne cesse d’augmenter dans un contexte de trop-plein informationnel: en Italie il se publiait 13’000 titres par an dans les années 1980, contre 60’000 en 2016!

Finalement, si les intervenants semblaient relativement confiants pour la poursuite de leurs activités, aucun n’a prétendu que le futur serait plus radieux qu’aujourd’hui…

Ajout du 16.07.2017

ActuaLitté vient de publier un compte-rendu détaillé de ces deux journées des Assises de l’édition.

[1] http://valaisfilms.ch

[2] François Vallotton, Les batailles du livre. L’édition romande, de son âge d’or à l’ère numérique, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014, p. 46

Livre papier, livre numérique – quel destin?

Livre papier, livre numérique – quel destin?

Le livre à l'ère numérique, 2014

L’auteure, spécialiste de l’économie de la culture, enseigne à l’Université Paris-XIII et a à son actif de nombreuses publications. D’une écriture alerte, elle signe avec Le Livre à l’heure numérique une analyse profonde et documentée de cette forme d’expression emblématique de notre civilisation. Le livre, en effet, se transforme sous l’emprise du numérique. La comparaison avec la mutation d’autres secteurs – presse, musique, vidéo – est intéressante mais l’évolution du livre se fait de manière à la fois plus nuancée et moins rapide.

Les conditions dans lesquelles j’ai lu Le Livre à l’heure numérique illustrent bien ces paradoxes actuels, au-delà de mon cas personnel. J’aurais bien sûr pu l’emprunter dans ma bibliothèque préférée, mais je préférais disposer d’un exemplaire sans entraves. J’aurais pu l’acquérir en numérique pour éviter d’encombrer mes étagères, mais la perspective d’un exemplaire bridé par les DRM ne m’enthousiasmait pas vraiment. J’ai donc opté pour l’achat classique d’un “vrai” livre papier en magasin, après avoir repéré sa disponibilité immédiate via le catalogue d’un réseau de librairies indépendantes.

Cette lecture passionnante suscite quelques commentaires:

>  1
D’abord une évidence: le contenu ne change pas fondamentalement sur papier ou en numérique. Dans un cas comme dans l’autre, le livre reste d’abord une suite de mots qui informent, content une histoire, captivent, émeuvent… De la même façon que pour le son ou l’image animée, le “passage au numérique” est avant tout un enjeu technique.

En revanche la relation au livre lorsqu’il est numérique, ce que cette forme induit tant sur un plan personnel que social, change considérablement. Contrairement aux autres médias, le livre papier n’est pas un support technologique, il n’exige aucun outillage de restitution, alors que le son et l’image animée, même analogiques, ont toujours été dépendants d’un dispositif pour être appréhendés. Cette principale différence, sur laquelle l’économiste aurait pu à mon sens insister davantage, explique en grande partie la rupture que le passage au numérique représente pour le livre, et en quoi cette mutation, bien plus conséquente que pour les autres médias, induit aussi une plus grande complexité.

>  2
Françoise Benhamou note que cette évolution a un caractère à la fois inévitable et imprévisible. Inévitable, car l’accoutumance au numérique est patente et progresse continuellement. Que de chemin parcouru lorsqu’on se souvient des années 1980, où il était quasiment impossible d’illustrer des textes informatiques par des images ou des graphiques, trop coûteux en mémoire… et des premières années du Web, quand le patron de Microsoft avouait imprimer systématiquement tout document de plusieurs pages pour le lire plus tranquillement et confortablement! L’arrivée et l’adoption de dispositifs de plus en plus nomades (ordinateur portable, smartphone, liseuse, tablette…) ont généré des potentialités et des inclinations nouvelles pour le livre numérique. Il a dès lors été possible de l’adapter à tous les champs d’utilisation du livre en papier, qui semblaient jusque là presque inimaginables.

L’évolution, la rapidité d’adoption ou le refus de ces dispositifs sont pour le secteur de l’édition très déstabilisants et difficiles à intégrer dans un plan d’avenir. Alors que la presse voyait dans la tablette un dispositif idéal pour se relancer, elle peine toujours à retrouver un modèle économique rentable. Cela est inquiétant, car la crise de la presse “met en question non seulement des emplois, mais aussi certains fondements de notre démocratie pour laquelle le journal joue un rôle essentiel” (p. 30).

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Le monde de l’édition est déchiré à l’idée de s’éloigner d’un écosystème fondé sur le papier, en diminution certes, mais qui assure encore l’essentiel de ses revenus. Dans le circuit traditionnel, le recours à des processus de fabrication industriels impose une limite naturelle à la (sur)production de livres. La promotion, via le réseau des diffuseurs et des libraires, sans négliger le rôle des bibliothèques, organise et assure la rencontre du livre avec ses lecteurs. Même s’il paraît lourd, ce système fonctionne, de manière prévisible et rassurante.

Malgré une politique publique de soutien affirmée à la filière du livre, en France de nombreuses librairies – même les grandes chaînes – sont en difficulté et ferment. Comme l’explique bien l’auteur, il en résulte une moindre exposition des livres dans l’espace public, qui induit pour la lecture une spirale à la baisse, de la même façon que la presse papier fait l’expérience de l’érosion des tirages en raison de la diminution des points de vente.

Face à cette organisation l’écosystème du livre numérique impose des règles nouvelles et déroutantes. Le statut du livre y est très différent: “Le texte est encerclé de toutes parts. L’œuvre se perd dans l’océan des écritures numériques, et tout un continuum se forme entre différentes formes d’expression, depuis le tweet, le blog et jusqu’au livre augmenté.” (p. 153). Le défi en termes de promotion est d’une toute autre nature et doit s’appuyer sur une stratégie qui permet aux prescripteurs de faire connaître et de relayer les parutions. Françoise Benhamou souligne que le numérique, par sa nature virale, peut être un vecteur de renforcement des succès et donne également leur chance d’être remarqués à des titres plus confidentiels. C’est l’effet de la longue traîne. Cependant, le travail de promotion semble considérablement plus difficile et aléatoire, ou en tout cas exige des professionnels des capacités bien différentes qu’auparavant.

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Une notion revient comme un leitmotiv: devenu numérique, le livre subit une extraordinaire destruction de valeur. Le consentement à payer du client diminue fortement. D’abord par le fait que le coût de production des exemplaires, une fois que le livre est conçu, est nul. Ensuite l’usager doit acquérir ex ante un dispositif de lecture. Le mode de propriété devient incertain et tend plutôt à se limiter à un droit de lecture. Cela conduit à d’autres modèles économiques déjà testés pour la musique et la vidéo: l’accès en streaming sur abonnement à un catalogue plus ou moins étoffé de titres. Les rémunérations sont la plupart du temps dérisoires. Enfin, une part importante de cette valeur échappe au secteur culturel au profit des vendeurs de technologies et des opérateurs de télécommunications.

Françoise Benhamou n’oublie pas non plus ces acteurs du livre que sont les bibliothèques. “Le numérique se marie joliment avec le monde des bibliothèques. Il appelle le rêve de la bibliothèque universelle…” (p. 191). Mais là encore la réalité numérique change la donne. Le prêt numérique opéré par les bibliothèques est senti par les éditeurs comme une concurrence frontale à la vente ou aux offres en streaming. Inquiétés par la perte de valeur, auteurs et éditeurs sont peu nombreux à tenter ce risque ou alors à des conditions financières trop imprévisibles pour le service public.

Finalement un secteur éditorial semble avoir réussi, et de façon insolente, sa transition numérique: celui des revues scientifiques. Les éditeurs scientifiques ont verrouillé relativement tôt leur parts de marché en mettant sur pied des plates-formes de consultation pour les universités et centres de recherche, dès avant les années 2000. Si les utilisateurs plébiscitent ces formules d’accès, bien adaptées à leurs besoins, les bibliothèques dénoncent depuis plusieurs décennies le scandale du coût des abonnements en hausse continue. Contrairement aux autres branches de l’édition, le numérique n’y est pas synonyme de destruction de valeur, bien au contraire. Les bibliothèques tentent de résister en se regroupant et en demandant la mise en place de licences nationales, ou en soutenant les modes de publication alternatifs en Open Access, qui gagnent lentement en importance. Ce faisant, tout un tissu de maisons d’édition modestes, surtout en sciences humaines et sociales risquent de disparaître. La publication étant devenu un acte banal, elle brouille la perception de la valeur ajoutée qu’apporte un éditeur. En Suisse le débat s’est enflammé au printemps 2014 lorsque le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) a imposé dans son règlement, pour les résultats des recherches subventionnées, la publication en Open Access au plus tard deux ans après leur première publication[1].

Ainsi le numérique est aussi bien le “remède” que le “poison”. D’un côté “une profusion de documents et leur joyeux désordre” de l’autre une “destruction créatrice en œuvre dans le monde du livre” (p. 209-211). Ce qui est certain c’est que rien ne sera jamais plus comme avant. Le Livre à l’heure numérique est un jalon, fort utile pour nous aider à décrypter l’actualité de ce secteur fragilisé et sujet à concentration. En Italie le possible rachat de RCS libri (filiale de RCS Mediagroup) par Mondadori conduirait, avec 40% de parts de marché, à une situation monopolistique que dénonce Umberto Eco et de nombreux auteurs italiens ou étrangers. (voir Le Monde 25.02.215  et  Actualitté 26.02.2015). Tout le défi est de savoir si les valeurs profondes associées au livre – accès au savoir, liberté de création, d’expression et d’information – subsisteront, avec ou sans lui. D’autres billets ne manqueront pas de scruter cette interrogation.

[1] Enrico Natale, Eliane Kurmann. L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse, Traverse, 2014, n.3, p. 135-146.

Charlie de papier

Charlie de papier

Le lectorat de la presse et des magazines imprimés s’érode progressivement. Mais après les événements récents, il n’aura échappé à personne que la dernière livraison de Charlie Hebdo a fait l’objet d’un engouement exceptionnel parfaitement à contre-courant de cette évolution.

Que l’on ne se méprenne pas sur mes propos. Il n’y a aucun jugement sur les motivations qui poussent tant de personnes à dénicher un exemplaire: soutien à une cause, à la valeur de la liberté de l’expression, désir de garder un souvenir tangible pour soi ou ses descendants d’un événement déjà gravé dans les consciences.

Ce qui frappe c’est  que ce journal que tout le monde s’arrache est un bien rare, alors même que le tirage a été revu à la hausse: queues infinies devant les kiosques par ci, stocks trop faibles et littéralement dévalisés en quelques minutes par là…

Si les circonstances n’étaient pas exceptionnelles, cette convoitise d’un support physique paraîtrait bien étrange à l’époque de l’information numérique. Les économistes nous ont expliqué que le numérique avait signé la fin de la rareté relative des biens d’information que le processus d’édition classique et le système de distribution représentaient*.

Or les lecteurs  de ce blog savent que la qualité du travail éditorial est avant tout de produire un texte dont le contenu – informatif, narratif, poétique – est jugé digne d’être rendu public et qui aura de la valeur pour les lecteurs qui voudront l’acquérir. Le contenu du n° 1178 de Charlie Hebdo en format numérique n’aurait rien perdu de sa charge satirique, de sa force: c’est rigoureusement le même contenu que celui du fascicule que l’on s’arrache. D’ailleurs plusieurs journaux ont diffusé par solidarité une double page déclinée tant en papier qu’en numérique , sans compter la une, largement diffusée sur Internet. Charlie Hebdo n’ayant pas de canal de diffusion numérique officiel, ce sont des versions PDF bricolées qui circulent sur le réseau.

Pourtant celles-ci n’empêchent en rien l’envie irrépressible du papier. Le fait que cette édition particulière soit convoitée très loin au-delà du cercle des habitués, montre bien que ce n’est pas vraiment pour le contenu lui-même, mais pour le symbole qu’il représente, un contact physique, au même titre que les rassemblements impressionnants qui ont eu lieu.

* Un prochain billet évoquera le livre de Françoise Benhamou, économiste de la culture: Le Livre à l’heure numérique. Papier, écrans, vers un nouveau vagabondage, Paris, Seuil, sept. 2014.