L’open access : l’avenir du livre savant?

L’open access : l’avenir du livre savant?

Amiel, Journal manuscrit, 1839
Amiel, Journal, édition imprimée 1976

L’édition annotée du Journal intime d’Henri Frédéric Amiel (1821-1881) à L’Age d’homme est protégée par le droit d’auteur (à droite, tome premier, 1976)
En revanche le texte du manuscrit est dans le domaine public:  première page du Journal intime, lundi 24 juin 1839 (à gauche, Bibliothèque de Genève, Ms. fr. 3001a)

Il y a quelques mois, le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) publiait une étude sur l’impact de l’open access sur les monographies scientifiques en suisse [1].
L’open access semble un mot magique. Il symbolise le combat des forces publiques contre les puissances commerciales, une noble cause – l’accès pour tous aux résultats de la science – contre le profit, une revanche pour les bibliothèques.
L’histoire de l’open access est déjà longue: si l’expression n’apparaît qu’au début du 21e siècle, le principe est mis en œuvre au moins depuis 1991, date à laquelle Paul Ginsparg crée pour la communauté des physiciens ArXiv, un serveur de pré-publications (“tapuscrits numériques”) en libre accès.
Le mouvement véhicule quelques idées couramment admises:

  • L’open access concerne avant tout les disciplines STM (sciences, techniques et médecine). Les SHS (sciences humaines et sociales) n’ont été concernées que plus tardivement et dans une proportion moindre.
  • L’open access s’intéresse essentiellement aux articles de périodiques, mode privilégié de la communication scientifique, moins aux monographies.
  • Le coût des publications STM est globalement bien plus élevé que celles des SHS. Elles sont accaparées par des sociétés monopolistiques et extrêmement profitables, alors que les éditeurs en sciences humaines et sociales sont souvent des structures de petites dimensions, ne visant pas à maximiser leur profit, mais souhaitant simplement rentrer dans leurs frais en voulant diffuser la connaissance.

Cela conduit à un état de fait un peu paradoxal: les publications en open access sont d’abord le fait de domaines très pointus et techniques, et par conséquent inintéressants pour la plupart des citoyens. Au contraire, les sciences humaines, les plus susceptibles de rencontrer un intérêt au sein d’un large public, sont encore rétives et moins avancée dans les démarches open access.
Historiquement, le FNS a financé les coûts de production et d’impression de monographies. C’est le cas par exemple de ce monument de la littérature de soi qu’est le Journal intime, d’Amiel, publié en 12 épais volumes par l’Age d’homme de 1976 à 1992 [2]. Le FNS en édictant en 2014 de nouvelles règles relatives au libre accès des publications issues de la recherche a suscité un vif émoi et une pétition, notamment de la part des éditeurs en SHS[3]. Ceux-ci ont accusé l’institution de tuer le tissu éditorial en science humaine, déjà fragilisé par la diminution des tirages, ce que l’historien du livre américain Robert Darnton avait signalé dès 1999[4]. Ils ont mis en avant leur rôle essentiel, pour rendre accessibles plus largement des travaux universitaires et le fait qu’ils représentant un pilier de la démocratie, favorisant le débat citoyen au même titre que la presse. Pour espérer rentrer dans leurs frais ils ont absolument besoin d’avoir au moins pour un certain temps une exclusivité de diffusion commerciale. Pour les livres, le FNS accorde à l’éditeur un maximum de 24 mois, avant l’obligation de l’open access.
Dans son étude, le FNS a voulu savoir si oui ou non l’open access est véritablement nuisible pour l’édition. Concrètement, l’organisme a étudié l’évolution de la diffusion de monographies disponibles dès leur publication à la fois en librairie et en version électronique gratuite (open access). Parallèlement un échantillon de contrôle est représenté par des livres disponibles sous forme imprimée ou numérique, mais exclusivement de façon payante.

Des constats attendus

Certaines observations ne surprennent pas trop: le meilleur allié pour assurer une visibilité en ligne des publications est Googles Livres (p. 28). Il y a y également plus d’activités en ligne sur les documents qui s’y trouvent en accès libre que pour les autres (p. 30).

L’utilisation dépend beaucoup de la langue dans laquelle les livres sont écrits. Les livres concernés par l’étude du FNS, écrits en allemand et en français bénéficient d’une forte utilisation sur la plate-forme OAPEN, qui contient une majorité d’ouvrages en anglais provenant de toute l’Europe.

Multiplier les plates-formes (institutionnelles, Google Livres…) sur lesquels se trouvent les livres en open access améliore grandement leur audience internationale.

Mais en ce qui concerne l’influence sur les ventes d’imprimés, contre toute prévision pessimiste des éditeurs, rendre disponible un livre de science humaine en open access n’a aucune d’incidence sensible sur les ventes en librairie. Les connaisseurs s’y attendaient, car les résultats d’études similaires menées précédemment aux Pays-Bas et au Royaume Uni allaient dans ce même sens.

En revanche, et dans tous les cas, les ventes diminuent fortement au-delà de 12 mois après la publication.

Le point de vue des auteurs

L’enquête s’est aussi intéressée aux chercheurs qui produisent les textes et à leurs attentes. Plutôt jeunes, ils lisent fréquemment des ebooks scientifiques, plutôt sur micro-ordinateur que sur liseuse. Cette remarque semble confirmer que la distinction entre les modes de lecture savante et de divertissement se retrouve dans l’univers numérique, avec des supports clairement différenciés. Ces auteurs connaissent bien les publications en open access et en apprécient les buts: elles conjuguent efficacité financière, bonne diffusion et communication aisée avec la communauté.

Pour autant les chercheurs ne souhaitent pas la fin de la version imprimée. Ils pensent que l’open access ne la fera pas disparaître, mais que les tirages vont chuter. Toutefois cette baisse ne sera pas imputable à l’open access, mais à une évolution plus fondamentale et beaucoup plus ancienne.

Une expérience fructueuse en open access, crée un cycle vertueux : mieux on le connaît, plus on souhaite son extension et plus on le fait savoir.

L’open access – et partant, le numérique – renforce le décalage entre édition scientifique et édition “grand public” : les chercheurs ont admis que l’open access est plus prometteur pour leur carrière que des livres imprimés qui leur procurent de toute façon une faible rémunération, peu significative d’ailleurs puisqu’ils sont déjà payés par leur organisme. Mais pour les écrivains, les ventes d’exemplaires sont cruciales, car leurs revenus en dépendent.

Le point de vue des maisons d’édition

Les maisons d’édition ont aussi été interrogées dans le cadre de l’étude. Elles doivent d’abord comprendre comment fonctionne l’open access, dont elles ont encore souvent une vision négative. Surtout, elles doivent pour s’y rallier élaborer un modèle commercial plus complexe, intégrant non seulement les calculs appliqués au livre imprimé, mais aussi  des “Book Processing Charges” soit des taxes forfaitaires payées par l’auteur ou son institution pour être publié en open access.

Il va de soi a fortiori que les éditeurs considèrent avec scepticisme et réticence la fourniture de livres imprimés à la demande ou BOD (book on demand), bien qu’on parle de ce procédé prometteur depuis une vingtaine d’années. Aucun plan commercial fiable ne peut s’appliquer à un tel modèle.

Le rôle des bibliothèques

On le sait, les bibliothèques défendent très majoritairement l’open access. Il s’agit pour elles d’une alternative – enfin – au chantage financier des multinationales de l’édition scientifique qui ont réussi à conjuguer tournant numérique avec profit. C’est également le modèle qui leur correspond le mieux: fournir à tous et gratuitement des accès au savoir. Elles peuvent également exercer leurs talents dans la gestion de métadonnées, ainsi que, de plus en plus, sensibiliser et conseiller les auteurs académiques en matière de publication scientifique.

La spécificité du livre

Que révèle l’open access sur le livre ?

Nous empruntons le commentaire de Sandro Cattacin, professeur à l’Université de Genève, recueilli par le rapport OAPEN-CH:

Un livre est plus qu’un article: c’est une ressource à haute complexité qu’un article ne remplacera jamais, avec une longévité incomparable. Le libre accès aux livres est une question d’accès à de la recherche de qualité. Par la diffusion de ce savoir en libre accès, nous permettons d’avancer ensemble, sans distinction si l’on est pauvre ou riche, si l’on est du monde scientifique ou non.

Le livre physique continuera à exister et gagnera même en valeur en devenant un objet émotionnel plus qu’un simple outil de travail. J’achète un livre quand je veux le toucher, le lire sur mon chevet, à la plage – indépendamment du fait qu’il soit en libre accès ou non. (p. 65)

La forme d’un livre (physique ou numérique) n’a évidemment pas d’importance du point de vue de sa richesse cognitive. Mais la valeur du livre dépasse celle d’un article, parce qu’il s’agit d’un effort de synthèse supérieur.

On voit cependant se développer la distinction entre lecture savante et lecture de divertissement. En 2018, une génération après le triomphe du web et de la communication numérique, il est encore courant d’estimer que si le numérique est incomparablement plus pratique dans le premier cas, l’imprimé est infiniment plus adéquat dans le second. Si pour la communauté scientifique, l’imprimé décline, ce n’est pas le cas dans le grand public. On nous dit même qu’aux Etats-Unis, royaume d’Amazon et de son Kindle, la part de marché de l’ebook reculerait.

Le chemin vers le tout numérique est tellement long qu’il semble bien que le livre imprimé soit garanti d’une certaine éternité… Il y a 20 ans, bien avant les tablettes, l’acceptation de la lecture numérique était plus restreinte, confinée à des textes courts de quelques pages en raison de la fatigue oculaire générée par les écrans.  Mais si c’étaient d’autres facteurs qui conduisaient à sa perte? Ne parlons pas ici de la concurrence entre littérature générale et autres formes de loisirs.

Deux chercheurs canadiens, Delphine Lobet et Vincent Larivière, reviennent sur la “mort du livre savant”[5] . Au-delà de l’argument financier (“crise des périodiques”, cupidité des éditeurs qui contraignent les budgets d’acquisition de monographies), ils se tournent vers une “crise d’usage”. “Les livres ne seraient pas victimes de coupes budgétaires, mais du désintérêt des universitaires”. Cette hypothèse est corroborée par l’étude quantitative des citations: dans toutes les disciplines, la proportion des références à des livres diminuent par rapport aux références à des articles de périodiques. En examinant ce ratio depuis 1980, les auteurs constatent que le déclin des livres coïncide avec l’apparition du numérique, dans les années 1995-2000. Pour les auteurs, il n’y a pas de doute: les articles sont massivement numériques et facilement accessibles, beaucoup plus que les livres. Avec le temps, l’effet s’amplifie: moins visibles, les monographies seront toujours moins citées.

Pour ce qui est des “belles lettres” (littérature, histoire, art), le déclin toutefois est à peine sensible. Il n’est pas étonnant que les éditeurs dans ce domaine soient peu enclins à changer de modèle.

[1] Eelco Ferwerda, Ronald Snijder, Brigitte Arpagaus, Regula Graf, Daniel Krämer, et Eva Moser. OAPEN-CH – Impact de l’Open Access sur les monographies scientifiques en Suisse. Un projet du Fonds national suisse (FNS). Berne: Fonds national suisse de la recherche scientifique, avril 2018. https://doi.org/10.5281/zenodo.1220597

[2] La base de données P3 du FNS tient le registre des financements accordés : http://p3.snf.ch/Default.aspx?query=amiel

[3] Eliane Kurmann, et Enrico Natale. “L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse”. Traverse, revue d’histoire, no 3, 2014, p. 135‑46. http://www.revue-traverse.ch/downloads/zusatzmaterial/2014_3_natale_kurmann.pdf

[4] Robert Darnton, “Le nouvel âge du livre”. Le Débat, n° 105, 1999, p. 176‑84.

[5] Delphine Lobet, et Vincent Larivière, La mort des livres dans les sciences humaines et sociales, et en arts et lettres?,  Association francophone pour le savoir (ACFAS), 14 juin 2018. http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2018/06/mort-livres-sciences-humaines-sociales-arts-lettres

Bibliothèques: un état de la numérisation

Bibliothèques: un état de la numérisation

Scanner pour livre ancien

Scanner pour livre fragile et ancien à Zurich en 2010

Le mythe de la bibliothèque universelle reste vivace. La visite des collections d’une grande bibliothèque patrimoniale fait forte impression auprès du public, probablement à mesure que les livres désertent progressivement nos étagères à la maison. Mais une question revient inlassablement: « Est-ce que vous numérisez tous ces livres? »

Les responsables expliquent alors que la numérisation est une entreprise de longue haleine, coûteuse, qui se fait en réseau avec d’autres institutions dont la mission est comparable et qu’il est à peu près certain que tout ne sera pas numérisé.

Les bibliothèques estiment qu’elles sont dans une phase de transition, que le numérique gagne du terrain, mais que les livres résistent  [1]. C’est moins vrai pour les usages. La recherche se fait toujours plus massivement et exclusivement avec de la documentation numérique. Ce qui fait courir le risque du biais de perspectives: ce qui n’existe pas numériquement a moins de chance d’être identifié et exploité. La commodité du numérique est plus qu’un simple confort: c’est une orientation extrêmement puissante dont il faut tenir compte . Même les travaux universitaires font pour la plupart l’impasse sur des ressources imprimées pertinentes, mais d’accès un peu moins facile.

C’est pourquoi, après une vingtaine d’années de pratique, il est intéressant de savoir jusqu’à quel point la numérisation des bibliothèques est avancée. Philippe Colombet, ancien responsable du programme Google Livre pour la France déclarait il y a quelques années: « 15% du savoir se trouve sur le Web et 85% dans les livres » [2].

L’année dernière, Europeana a publié une enquête (Core Survey 4) sur l’état de la numérisation dans les institutions patrimoniales du vieux continent [3]. Selon cette étude 22% des collections patrimoniales des répondants a été numérisé (tous types confondus: bibliothèques, musées, archives, centres de conservation audiovisuels. Si on se limite aux bibliothèques cette proportion est de 17%. On serait donc encore bien loin du compte même si ce chiffre doit être considéré avec une bonne marge d’erreur, en raison du mode de calcul et du nombre limité d’institutions ayant répondu à l’enquête.

Les institutions déclarent que 24% en moyenne de leurs collections patrimoniales ne sont pas destinées à être numérisées. Il aurait été intéressant d’en connaître les critères: fragilité extrême de l’original ou trop grande complexité? Doublons? Inintérêt du contenu?

Mentionnons encore quelques chiffres de ce rapport. 58% des contenus numérisés sont accessibles en ligne. On imagine que le reste ne l’est pas pour des raisons techniques ou de copyright. Si la numérisation porte essentiellement sur des œuvres du domaine public (38%) ou dont les droits sont détenus par l’institution (30%), le reste (32%) est détenu par des tiers ou a un statut qui n’est pas clair.

Enfin les raisons invoquées pour donner un accès numérique à ces contenus sont limpides: il s’agit majoritairement de la recherche académique, de finalités pédagogiques et de réduire les risques sur les objets physiques en les soustrayant à la consultation.

Quels sont les enseignements de cette étude ? J’en vois trois:

  1. D’abord un utile rappel que nous sommes toujours dans une phase de transition et qu’une partie encore assez faible de notre héritage est numérisé. Peu importe finalement les réserves méthodologiques sur la façon d’obtenir ce pourcentage, c’est l’ordre de grandeur qui compte. Ce qui est certain, c’est que la numérisation va continuer à structurer pendant longtemps les activités de ces institutions et les usagers devront continuer à consulter les supports matériels.
  2. L’observateur est frappé du profond décalage entre cette réalité de la numérisation patrimoniale et la production du savoir actuel. La Suisse, comme les autres pays européens, s’est donnée un objectif ambitieux: à l’horizon de 2020, toutes les recherches financées par de l’argent public doivent être publiées en open access [4]. Cette volonté politique forte n’est pas motivée seulement par l’accès aux résultats de la recherche et au progrès de la science, mais témoigne également d’une intention de transparence. On ne s’attend guère à ce que le « grand public » s’empare d’études de physique théorique, mais on lui dit: « Voici ce qui est fait avec votre argent ».
  3. Cette question de l’usage de la numérisation manifeste un autre écart, entre les professionnels et leur tutelle cette fois. Pour les premiers, l’enquête indique que la communauté académique est la principale bénéficiaire de l’accès aux collections numérisées. Les responsables politiques demandent aussi qu’elle profite au grand public, alors que son intérêt n’est pas toujours évident. La presse numérisée est certainement une exception, car son attrait est très large. D’autres contenus demandent un accompagnement particulier pour pouvoir sortir d’un cercle restreint de connaisseurs. Ce qui relève de la médiation. Son objectif nouveau est difficile à jauger: comment inciter à découvrir ces documents, et jusqu’où aller? Ce n’est pas l’objet de ce billet, mais il est clair que les bibliothèques se mettent à réinventer leur rôle de passerelle entre collections et usagers. A ce titre leurs actions se rapprochent du journalisme (établissement et compréhension des faits) et de l’enseignement (formation au cours de la vie).

Décidément le numérique n’a pas fini de reconfigurer nos organisations…

[1] La Bibliothèque nationale a intitulé ainsi son plan stratégique pour la période 2012-2019: “L’avenir est numérique, mais le papier subsistera.” Rapport annuel. Bibliothèque nationale suisse. 2012. http://dx.doi.org/10.5169/seals-362342.

[2] D’après Alain Jacquesson, “La Bibliothèque numérique”, in: Réseau Patrimoines, n. 13, 11.2012, p. 47‑54.

[3] Europeana DSI 2 – Access to Digital Resources of European Heritage. D4.4. Report on ENUMERATE Core Survey 4, Europeana Foundation, 31.08.2017. https://pro.europeana.eu/files/Europeana_Professional/Projects/Project_list/Europeana_DSI-2/Deliverables/d4.4-report-on-enumerate-core-survey-4.pdf

[4] À partir de 2020, la recherche du FNS devient 100 % Open Access, 13.12.2017. http://www.snf.ch/fr/pointrecherche/newsroom/Pages/news-171213-recherche-du-fns-devient-100-pour-cent-open-access.aspx

L’édition en sciences humaines est-elle plus vertueuse que dans les sciences dures?

L’édition en sciences humaines est-elle plus vertueuse que dans les sciences dures?

EDLL aime réfléchir sur cet écosystème du livre qui lie auteurs, éditeurs, libraires et bibliothèques. Ses lecteurs savent que la révolution numérique est particulièrement complexe dans ce domaine. Le livre porteur de textes sert de média de diffusion depuis des millénaires, et se développe encore plus efficacement par Internet et le web depuis maintenant une génération.

Pour autant, le support papier est incroyablement résistant, car complètement indépendant de tout dispositif technique de restitution, à l’inverse de la musique ou de la vidéo. Bien qu’il ne soit plus incontournable, le livre papier offre une modalité de lecture qui conserve sa valeur, bien que celle-ci varie selon les sensibilités personnelles. EDLL, bien qu’étant à la base une maison d’édition numérique, fait aussi une part à la demande de papier.

La pression de l’open access

Selon l’adage, l’information “veut” devenir libre en circulant sur les réseaux. Les réseaux sont devenus l’idéal des bibliothèques, qui ont toujours prôné l’accès gratuit à l’information. Les bibliothèques soutiennent fortement, et naturellement, les mouvements open access, et bâtissent des bibliothèques numériques ou des serveurs d’archives institutionnelles de plus en plus riches.

L’open access est aussi une réaction justifiée contre les grands éditeurs scientifiques internationaux. Ils ont su capter les profits de l’explosion de la production d’articles au cours du 20e siècle, [1] puis consolider leurs marges bénéficiaires en négociant habilement le tournant numérique dans les années 1990. [2] Les particularités du système de communication scientifique et les enjeux considérables qui lui sont liés (réputation, évolution des carrières scientifiques, accès au financement pour la recherche) ont contribué à verrouiller ce système.

Il est devenu commode d’opposer les mondes de l’édition STM (Sciences, techniques et médecine) à celui de l’édition SHS (Sciences humaines et sociales): d’un côté quelques mastodontes ultra profitables, de l’autre un émiettement de structures de dimension modestes, souvent à la limite de la rentabilité. D’un côté une langue (l’anglais) et un marché global; de l’autre une diversité linguistique qui compartimente les publications sur des marchés régionaux. L’usage est majoritairement numérique d’un côté, encore largement imprimé de l’autre.

Concilier accessibilité et activité commerciale

L’existence des éditeurs SHS traditionnels dépend beaucoup des ventes physiques et se trouve particulièrement menacée par l’open access.

Deux études françaises complémentaires sorties en 2015 ont tenté de mesurer et d’expliciter la fragilité de ce secteur. Elles concernent avant tout le marché des revues – notamment celles hébergées sur la plate-forme Cairn – pour lequel une masse critique et un recul suffisants sont disponibles. Mais les résultats peuvent être sans problème étendus au marché des livres.

La première étude, conduite par l’Institut des politiques publiques de Paris [3], cherche à déterminer quelle est l’influence sur l’audience de la revue d’une politique d’open access, par rapport à des accès protégés par mot de passe pendant une période plus ou moins longue.

Pour tirer des revenus tout en préservant la diffusion physique imprimée, l’accès sur le portail doit être temporairement payant. Ce sont les organisations, bibliothèques académiques surtout, qui paient des abonnements pour l’ensemble de leur communauté. Hors de ce cercle limité, les institutions non affiliées, les chercheurs indépendants ou les simples citoyens n’ont pas du tout accès à ces contenus.

L’étude met en avant un constat prévisible: plus la durée de protection est courte, plus grande sera l’audience de la revue, considérée sur la longue durée. En revanche, et c’est là un élément plus intéressant de la conclusion, le point de basculement se situe à 12 mois. Un embargo supérieur à une année entraîne une diminution des consultations trop importante pour pouvoir être rattrapée au fil des années suivantes. Or la plupart des revues Cairn ont une barrière mobile fixée entre 3 et 5 ans…

La seconde étude [4] s’intéresse aux conséquences économiques d’une réduction de la durée d’embargo à un an maximum pour les sciences humaines, comme l’encourage la recommandation européenne de 2012 “relative à l’accès aux informations scientifiques et à leur conservation”. La perte de valeur est importante pour l’éditeur: elle est estimée à 20% pour les versions papier. Celles-ci perdent évidemment d’autant plus de valeur que leur contenu est accessible rapidement de façon gratuite.

Il est difficile de ne pas avoir de sympathie pour l’open access. Mais une politique affirmée dans cette direction ne fait pas bon ménage avec la survie financière des éditeurs SHS. L’étude recommande une phase de transition et un soutien financier des pouvoirs publics pour dédommager les éditeurs qui acceptent une faible durée de protection préalable à la gratuité.

L’expérimentation du Fonds national suisse de la recherche scientifique

En Suisse également les nouvelles contraintes réglementaires édictées en 2014 par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), principal bailleur de fonds publics, a soulevé un débat nourri dans le milieu des SHS. Comme en France et ailleurs en Europe, l’open access est considéré comme un principe pour assurer l’accès public des résultats de la recherche issue de ses subsides. Le FNS est d’ailleurs signataire depuis 2006 de la Déclaration de Berlin qui promeut le libre accès à la connaissance. Dans le règlement FNS, les articles doivent être disponibles au plus tard 6 mois après leur publication, au plus tard 24 mois pour les livres. Les frais de publication peuvent être inclus dans les demandes de subsides. Cette mesure annoncée en 2014 a suscité beaucoup d’émoi chez les éditeurs de sciences humaines. Ils jouent en effet un rôle indubitable dans la diffusion des résultats scientifiques au-delà des cercles académiques, élargissant à la sphère publique le débat d’idées. [5]

Plutôt qu’une simulation économique, la FNS a alors voulu procéder de façon expérimentale à un projet pilote d’édition de livres scientifique en libre accès: OAPEN-CH. Les conséquences de l’open access sur la publication y sont étudiées selon deux modèles: 1) des livres publiés simultanément en open access, sans délai d’embargo, et sous forme imprimée payante, 2) des livres disponibles en open access 24 mois après la première publication, mais restant payants sous forme imprimée. Les premiers livres tests sont parus fin 2015 et sont disponibles aussi bien chez les libraires que sur les serveurs de bibliothèques universitaires et dans un entrepôt européen de livres en open access (OApen Library).

L’inconvénient de cette approche est qu’il faudra patienter encore un moment pour en tirer des enseignements sur le marché de l’édition, et qu’entre-temps d’autres initiatives, impulsions ou réglementations continueront à orienter ou modifier les conditions de cette activité économique…

Aucune des études dont nous parlons ne remet en question la place de l’éditeur SHS dans le circuit de communication de la recherche. La valeur de son travail éditorial, indispensable pour amener un texte au public n’est pas contestée. L’éditeur commercial y est aussi souvent aussi l’éditeur scientifique, qui participe directement à la création de la publication.

Il y a là un contraste saisissant avec la façon dont travaillent les éditeurs STM, qui abusent de leur monopole et renvoient une image de prédateurs, acceptée uniquement parce que personne ne veut voir le système s’effondrer. Dans les domaines STM c’est la communauté des chercheurs (les “pairs”) qui fait le travail d’éditeur scientifique, l’éditeur commercial étant presque uniquement un intermédiaire. Il gère la diffusion des revues, et, en les traitant comme des “marques” incontournables, garantit ou développe encore leur valeur financière.

Dans les sciences humaines, il arrive que tout ce travail soit fait par l’auteur lui-même dans le cadre d’une auto-édition. Editeur scientifique, éditeur commercial, garant et vendeur de ses propres recherches… Est-ce vraiment son rôle et doit-il aussi en avoir la capacité.

[1] Cf. l’étude classique sur la question de Derek John de Solla Price, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1962. (Rero)

[2] Les articles de Christian Gutknecht sur son blog wisspub.net sur les montants versés par les bibliothèques universitaires suisses ne laissent aucun doute sur la profitabilité du secteur.

[3] Maya Bacache-Beauvallet, Françoise Benhamou et Marc Bourreau, Les revues de sciences humaines et sociales en France: libre accès et audience (Rapport IPP n° 11), Paris, Institut des politiques publiques, juillet.2015.

[4] L’Open Access et les revues SHS de langue française. Tendance. Environnement réglementaire. Perspectives 2018, Idate Consulting, Cairn Info.

[5] A nouveau, pour une approche claire des enjeux: Eliane Kurmann et Enrico Natale, L’édition historique à l’ère du numérique. Un état des lieux du débat en Suisse, Traverse, revue d’histoire (3), 2014, p. 135‑146.